Des images lui parvinrent les unes après les autres, peu à peu, à mesure que le chaos prospérait de plus en plus tout autour de lui. Elles défilaient dans son esprit torturé, tentant sans doute de le faire regretter, de le culpabiliser autant qu'elles le pouvaient. Il se souvint des adieux déchirants, sur le quai, des promesses échangées qu'il ne respecterait finalement jamais. Il se souvint de ce dernier baiser au goût salé, des larmes qui coulaient lorsqu'il était monté sur le pont, et avait dit une dernière fois à son seul amour tout ce qu'il ressentait pour elle. C'était lui qui avait insisté pour prendre la mer. Ils avaient besoin de cet argent, et il était le seul capable de l'obtenir. Alors, il était parti. Puis l'image disparut, laissant place à une nouvelle. Il se vit, longue-vue à la main, observer l'horizon, espérant peut-être qu'il apercevrait un bout de paradis. Mais ce fut un hurlement qui franchit ses lèvres, un mélange à mi-chemin entre la terreur et le désespoir. « Capitaine », chuchota-t-il, tendant le bras pour atteindre celui du Capitaine, ce vieil homme dont la barbe avait poussée, mais dont les yeux brillaient toujours et encore dès qu'il entendait le mot bateau. « Capitaine, je vois un bateau. » Une voix lui répondit, caverneuse, grave, ponctuée de quintes de toux. « Et alors, en quoi est-ce si important de me le dire ? Ce n'est pas le premier bateau que nous croisons, que je sache. » Il trembla quelque peu, et la vision prit durant un instant des airs de rêve éveillé. C'en était un, ou du moins il en avait grandement l'apparence. « Disons que son équipage n'a pas l'air très aimable... » Le Capitaine saisit la longue-vue, observa, et il sentit de la peur dans les pupilles qui fixaient à leur tour l'horizon. Il ne dit rien, ne bougea pas, mais resta ainsi, immobile, stoïque. Les minutes passèrent, et le chaos se déchaîna sur l'équipage. Ce fut la dernière image qui lui apparut, tandis qu'il voyait sa vie défiler, aussi rapide que la lumière, dans son esprit mal en point. Il entendait les hurlements, les pleurs, le désespoir qui envahissait tout, y compris lui-même. Les tentacules de la Bête enserraient le bateau, il voyait des marins tomber à l'eau, être dévorés. Il retint un vomissement, lorsqu'il aperçut une moitié de corps décharné, dépravée sur le pont, qui glissait peu à peu vers les vagues déchaînées. « Qu'est-ce que c'est que ça, bon dieu ? », hurla-t-il, n'osant même espérer une réponse, et pourtant, juste à côté de lui, et au moment où une tentacule vint l'arracher à son si cher bateau, le Capitaine chuchota un nom. Un simple nom. « Le Kraken... » Il s'écroula sur le sol, évitant de peu une poutre en bois qui menaçait de s'effondrer, observant la créature qui lui faisait face avec une once d'admiration, jusqu'à ce qu'un tentacule vienne le chercher, et qu'il pousse son dernier et ultime soupir. Le bateau disparut peu à peu dans la mer, et les derniers survivants, poussés par une rage infime, finirent leur vie dans la bouche de la créature qui, disait-on, « ne laisse aucune chance de survie à ses victimes ». Et à ce moment-là, si le Kraken avait pu sourire, il l'aurait sans doute fait.

Elle avait l'impression d'être emprisonnée. Elle l'était. Ce corps n'avait rien à voir avec l'ancien. Ses tentacules n'existaient plus, elle n'avait plus cette gueule béante capable d'avaler tout ce qui passait non loin, et ces petits yeux rouge qui regardaient le monde, narquois. Des cheveux bruns, de grandes jambes fines, un visage si désirable... un corps. Elle était devenue comme celui qu'elle avait toujours haï, celui avec qui elle avait dû partager son esprit durant si longtemps, celui dont elle avait été la créature, la propriété. Celui qui aimait tant la réveiller pour tout détruire sur son passage. Ce cher Davy Jones. Elle espérait le revoir, dans ce monde. Lui faire comprendre qu'elle avait changé, n'était plus la même, espérant pouvoir jouer avec lui, lui faire peur une bonne fois pour toutes celles où elle n'avait rien pu faire, obligée de rester silencieuse à respecter ses moindres désirs. Et ce monde ne lui plaisait décidément pas. Les premières semaines, elle avait été enfermée. Séquestrée, surveillée sans cesse, par la même personne. Elle doutait que ce fut-ce lui qui l'avait emprisonnée, il n'était qu'un sous-fifre. Le temps passant, peu à peu, elle avait développé une sorte d'empathie pour lui. Pire, elle commençait presque à apprécier son silence, puis sa voix, douce, mélodieuse... il était son seul ami, et pourtant dans un sens il n'avait rien d'un ami. Elle souffrait d'un syndrome qu'elle ne connaissait pas, dont elle ne savait rien, et pourtant elle souffrait tout de même. C'était sûrement pour cela qu'elle ne l'avait pas tué, lorsqu'enfin elle avait réussi à s'échapper de cette prison. Qu'elle n'avait pas réussi à le tuer, pour être exact. Il l'attirait. C'était indéniable. Mais elle se refusait à tout cela, refusait d'assumer des sentiments qui pourtant coulaient sous le sens. Alors, elle était partie, en silence. Quitter sa prison lui fit ouvrir les yeux, et elle découvrit une autre prison. Son corps, si différent de l'ancien. Elle avait du mal à marcher, et les premiers jours, elle était tombée maintes fois, mais s'était toujours relevée avec cette hargne qui lui ressemblait. Elle était devenue noire, obscure, sombre. Renfermée sur elle-même, il lui arrivait parfois de faire des cauchemars où elle mourrait, dans ce corps, incapable de respirer dans une eau qu'elle connaissait pourtant mieux que personne. Même les sirènes ne connaissaient pas autant cette eau qu'elle. Ses pas la menèrent dans un couloir sans aucune lumière. Elle croisa une personne, une femme, portant une camisole, et lui sourit gentiment, mais sans s'attarder. La porte en face d'elle céda, s'ouvrit avec un petit grincement, et un petit sourire narquois, rusé se dessina sur ses lèvres, tandis qu'elle s'approchait d'une jeune fille. Ses cheveux blonds lui tombaient sur les épaules, secs, en bataille. Elle regardait droit devant elle, les yeux perdus dans l'horizon du mur blanc, immaculé, juste en face. Ses mains et ses chevilles, attachées à la chaise sur laquelle elle était assise, bougèrent un instant, puis se posèrent, immobiles, laissant passer l'air entre la peau et le métal de la chaise. « Bonjour, Plüm. Comment vas-tu, aujourd'hui ? » Aucune réponse. Les yeux se tournèrent vers Arystide, et la peur s'empara des pupilles bleues. « N'aies pas peur, tu sais que ça ne fait pas mal, et ce n'est pas long. » Si elle n'avait rien sur la bouche, elle n'arrivait cependant pas à parler. Les mots restaient coincés dans sa bouche, emprisonnés. « A tout à l'heure, d'accord ? Nous irons manger un bout de gâteau ensemble à la cafétéria ensuite, si tu veux. » Elle se retourna, disparut. Sa main effleura un bouton, et on entendit un hurlement. Et à ce moment-là, le Kraken sourit.