Elysée n’a pas eu de mère, ni de père. Elle est née parmi les siens, mais a tout de suite été « adoptée » par Hadès. Ce dernier avait besoin de quelqu’un pour le servir, quelqu’un de fort, cruel et redoutable et une hydre faisait très bien l’affaire. Après tout, ces créatures ont la réputation d’être presque immortelles, peu de choses peuvent venir à bout d’une hydre. On leur coupe une tête, et trois autres repoussent. Voilà qui était parfait pour le Dieu des Enfers. Il l’accueillit alors, lorsqu’elle n’était encore qu’une minuscule bête aux petites écailles violettes brillantes. Elle ne connut jamais ses parents et grandit sans l’amour que peut offrir les membres d’une famille. Non, la complicité entre un père et sa fille, la tendresse d’une mère, les taquineries d’une sœur ou d’un frère ; ça, elle ne connaît pas, ne l’a jamais connu et ne le connaîtra jamais. Toutefois, elle ne peut en tenir rigueur à Hadès, car elle ne se rend pas vraiment compte de ce à côté de quoi elle est passée. Ce bonheur qui aurait pu la faire évoluer autrement qu’en machine à tuer. Puisque c’était bel et bien là le but du Dieu qui l’avait prise sous son aile.

Bien sûr, il l’éleva dans les meilleures conditions que l’Enfer est capable de donner. C’est-à-dire, dans une fournaise quotidienne insupportable, au milieu du chaos provenant des innombrables cris des âmes fauchées et perdues à jamais de ceux qui avaient jadis été des êtres humains. Ces hurlements constants lui déchiraient le cœur, ils brisaient sa raison, un peu plus chaque jour. Elle les entendait résonner en d’affreux échos dans son crâne. La douleur ; là était le seul message que ces cris donnaient. Elle ne connut jamais que cela. Cette souffrance impétueuse dans laquelle les âmes baignaient. Dès son enfance, elle était perdue, il n’y avait aucune échappatoire pour elle. Condamnée avant même d’en avoir conscience. Elle ne savait pas qui elle était ou qui elle devait être. Écouter docilement les ordres édictés par celui qu’elle considérait comme son cruel « père adoptif » ou pousser un cri de rébellion ? Elle ne savait pas et elle avait peur des conséquences. Alors, lorsqu’il lui demandait de tuer quelqu’un, elle le faisait, prenant plaisir à lire la peur dans le regard de l’inconnu, à goûter sa chair, à sentir ses membres se craquer sous ses dents, sa peau se déchirer sous ses puissants coups de mâchoire…. Puis, après, elle devenait encore un peu plus folle, lorsqu’elle entendait son âme gémir, juste à ses côtés. Comme si sa conscience cohabitait avec elle.

Les Enfers. Lieu dévoré par les flammes, habité par la souffrance, caisse aux échos douloureux. Elysée habitait l’Erèbe, région la plus proche de la surface, en compagnie des Moires, de Cerbère, des furies et de la Mort elle-même ; Thanatos. Elle passa de nombreuses heures en compagnie de ce dernier, sombre et refermé, mais qui lui procurait toujours un silence apaisant, lui qui éloignait les hurlements de douleur des suppliciés qui résonnaient sempiternellement au creux de ses oreilles. Il semblait être le seul à la considérer comme un être à part entière, et pas seulement comme un monstre, comme une machine à tuer. Il paraissait comprendre qu’elle avait une conscience, quelque chose d’humain en elle, malgré ce qu’elle prétendait. Qu’elle était animée, qu’elle vivait, et n’était pas seulement un automate bien programmé. Peut-être qu’il s’en était rendu compte, parce qu’il savait qu’un jour il lui apporterait la mort. Tout est-il qu’il restait souvent à ses côtés. Il ne parlait pas beaucoup, voire pas du tout, mais ça lui suffisait. Un peu de calme dans le chaos de sa vie, voilà ce que Thanatos était à ses yeux.

La première fois qu’Elysée vit le jour, ce fut lorsqu’on l’envoya déchiqueter un homme qui tentait désespérément d’échapper à la mort, sur Terre. Elle se souvint alors de ce soleil chaud, mais doux, sur sa peau recouverte d’écailles rêches, du bonheur de cet éclatement de couleurs, elle qui ne voyait jamais que les déclinaisons du rouge et de l’orange aux Enfers, ou la flamme bleue qui surmontait le crâne d’Hadès. Il y avait tant de choses à voir… Elle ne savait comment ce qu’elle voyait se nommait, mais peu lui importait. Elle prenait du plaisir à les regarder, les découvrir. Et cette brise qui glissait sur elle apaisait cette chaleur permanente qu’elle avait emmagasinée en elle. Puis, surtout… ce silence. Ce silence qui lui vrillait les tempes, qui lui semblait si anormal. C’était reposant, mais douloureusement frustrant. Elle avait besoin de se nourrir de ce malheur qu’elle entendait, d’habitude, constamment. Cela l’horrifiait, mais elle en avait besoin. C’était la seule chose qui pouvait lui rappeler qui elle était : une personne mauvaise. Elle ne devait pas l’oublier, sous aucun prétexte. Alors, pour retrouver ces tendres hurlements, elle se hâta de tuer l’homme. Ensuite, elle redescendit aux Enfers. Et si elle avait pu pleurer, en cet instant, elle l’aurait fait. Car c’est en ce moment précis qu’elle se rendit compte que la mort serait sa seule issue, son unique privilège. Sa liberté. Thanatos l’évita plus souvent par la suite, le sachant pertinemment, refusant d’entendre ses suppliques pour qu’il la tue. Le temps serait bien assez vite assassin.


Puis, un jour, il vint la trouver. Hadès. Il lui expliqua qu’un homme lui était impossible à atteindre, qu’il n’avait pas l’autorisation de le tuer, mais qu’il devait pourtant mourir. Un certain Hercule. Il lui demanda de remonter à la surface et, aidée de Peine et de Panique, de le tuer. Elle accepta, trop heureuse de retrouver la surface de la Terre pour pouvoir même prendre le temps de lui demander d’autres informations. Comme le fait qu’il était un demi-dieu. Elle retrouva donc le soleil, ce si chaud soleil et ses couleurs qu’elle chérissait tant, puis alla se terrer dans une grotte à Thèbes, attendant patiemment l’heure de la venue du jeune homme. Peine et Panique lui avaient promis qu’il l’amènerait à lui. Elle ne savait pas comment ils allaient se débrouiller, mais elle leur faisait confiance, ils sauraient le convaincre de venir la trouver. Et ils réussirent.

Après s’être camouflés sous des apparences de petits angelots, d’innocents enfants, ils le supplièrent de les aider. Hercule souleva alors le rocher pour les délivrer et Elysée se souvint avoir été surprise par sa force. Toutefois, elle ne pouvait plus reculer. Elle n’avait pas le droit d’échouer à cette mission, sinon qui sait ce qui lui arriverait ? Elle serait à coup sûr envoyer au Tartare, dans les profondeurs des Enfers, loin de Thanatos et de sa clé de sortie. Elle s’avança donc, se montrant aux yeux horrifiés d’Hercule, son regard luisant d’une faim féroce ; celle d’en découdre et de vaincre. Cependant, tout ne se passa pas comme prévu. Malgré sa taille imposante, pour la première fois de sa vie, quelqu’un réussit à lui couper la tête. Et autant vous dire que ce n’était pas la sensation la plus agréable. Ses membres ne réagissaient plus, elle était devenue aveugle, plongée dans un univers sombre plus qu’effrayant, et sa gueule ne pouvait plus pousser de grognements terribles ; elle était sans défense. Néanmoins, quelque chose d’incroyable se produisit alors ; trois autres têtes repoussèrent à son tronc.

Sa vision revint, avec plus de précision encore qu’auparavant. Son ouïe venait d’être développée et il lui semblait qu’elle pouvait entendre tout ce qui se passait à des kilomètres à la ronde. Tous ses sens s’étaient décuplés. Seulement, cette découverte – mêlant choc et euphorie – la déstabilisa et Hercule en profita pour couper ses autres têtes. Et alors que de nouvelles repoussaient, provoquant d’innommables douleurs dans tout son corps, une pluie féroce se mit à tomber sur les combattants. Des éclairs se mirent à zébrer le ciel, l’éclairant à intervalles irréguliers, avant que le tonnerre ne gronde, l’assourdissant. Et elle sentait l’eau, dégouliner le long de ses écailles poisseuses, qui ne s’arrêtait pas. Il fallait en finir au plus vite. Et c’est ce qu’elle pensa faire, lorsqu’elle le bloqua contre une des parois. Cependant, il réussit à déclencher un éboulement et, avant qu’elle ait eu le temps de réagir, elle sentit les lourdes pierres s’abattre sur son dos, brisant son échine, l’écrasant contre le sol et lui coupant le souffle. Elle sentit l’air quitter peu à peu ses poumons, mais cela ne l’inquiétait pas vraiment ; elle était certaine qu’Hadès allait intervenir et la sortir de là. Malheureusement, il ne le fit pas et elle sentit la panique monter en elle, alors que son dernier souffle la quittait. Ce n’était pas Hadès qui était venu à son secours, c’était Thanatos.

Puis, ce fut noir et silencieux. Trop, pour elle. Avant qu’il n’y ait un flash blanc, comme celui que provoquaient les éclairs dans le ciel, un peu plus tôt. Et elle songea que c’était l’un des éclairs de Zeus qui la touchait peut-être pour la sauver, mais… Non, elle n’aurait pas le droit à la rédemption. Elle était une créature des Enfers.

Elle se réveilla dans un endroit complètement différent de celui qu’elle venait de quitter. Le vent soufflait fort. Elle se trouvait allongée, nue, sur un tapis de feuilles humides. Il faisait nuit et la pénombre l’effrayait un peu. Peut-être était-elle dans un endroit bien pire que les Enfers d’Hadès, non ? Quand elle se redressa, son regard tomba sur son corps. Petite, fine, une pâleur maladive… Elle passa une de ses minuscules mains – par tous les Dieux, où était donc ses longues pattes aux griffes acérées ?! – sur son crâne, ses doigts agrippèrent des touffes de cheveux d’un roux sombres. L’angoisse qui lui noua la gorge lui donna envie de vomir. Paralysée, elle se retrouva dans l’incapacité même d’hurler. Elle était… humaine ?


La forêt qui l’enveloppait comme un sombre manteau, frissonnante et pleine de bruits effrayants, lui donna des sueurs froides et impudique, elle se mit à avancer dans son obscurité étouffante. Elle ne sait combien de temps elle marcha ainsi, dans un silence qui lui mit les nerfs à vif, mais elle finit par déboucher sur une rue bétonnée, parsemée d’engins métalliques et de hautes lumières jaunes. Où était-elle ? Toutes ces couleurs lui donnaient le tournis, cet inconnu qui s’offrait à elle lui serrait le cœur de panique. Elle se mit à courir, elle voulut parler, mais rien ne sortit d’entre ses lèvres. Elle se jeta sur la première porte qu’elle vit et se mit à tambouriner. Elle voulait des réponses ! Rien. Personne ne lui ouvrit. Elle en fit plusieurs, s’écorchant les paumes contre le bois, s’époumonant et pleurant, se sentant définitivement faible et… trop humaine, oui. Et alors qu’elle se dirigeait vers un autre battant, elle se heurta à une haute silhouette. Aussitôt sur la défensive, elle se recula, essoufflée, soudainement étrangement calme. Un jeune homme. Qu’elle reconnut aussitôt.

Phaéton. Fils d’Hélios, Dieu du Soleil. Elle l’avait brièvement aperçu, comme un éclair lumineux parmi les hautes flammes léchant les murs rocheux des Enfers. Blanc sur rouge. Il avait échoué là après sa mort. Foudroyé pour avoir manqué d’embraser le monde. Chose qui avait beaucoup plu à Hadès, elle s’en rappelait ; le Dieu s’était délecté de cette fournaise qui s’était emparé de la Terre, la réduisant presque en cendres. Le feu des Enfers n’avait jamais autant brûlé, il n’avait jamais été aussi ardent. Mais ce n’est pas ce qui l’avait marquée, à cette époque. C’était bien ce demi-Dieu. Et elle le revoyait aujourd’hui, le regard toujours aussi provocant, cette insolence indécente sur son sourire étonné. Le murmure s’échappa de ses lèvres. Son nom. Fascinée. Et elle sombra.

Souvent après s’être retrouvée dans ce monde, elle songea qu’elle devait avoir avalé quelques gorgées du fleuve de l’Oubli, le Léthé, par accident. Ou alors qu’Hadès, dans un élan de bonté proche de la folie, lui en aurait glissé dans sa gorge durant son sommeil. Un nouveau corps, frêle et pâle, un corps humain avec une seule tête aux cheveux de flammes, bien loin de son imposante stature d’hydre aux multiples cous. Et beaucoup de trous noirs concernant ses méfaits aux Enfers. Seulement quelques flashs, des visions durant des absences impromptues, des bribes d’images et de sons dans ses cauchemars ensanglantés. Lui avait-on donné une nouvelle chance ? Elle n’y croyait pas. Et pourtant, quelle autre explication aurait-elle pu avoir ?
Elle, parmi ses anciens ennemis de toujours, les Hommes ; une folie sans précédent.