COMME UNE OMBRE ▬ La première fois qu’il l’a revue, c’est le soir où Maléfique l’a ramenée, tremblante et à moitié déshabillée. Bien sûr, il l’a tout de suite reconnue. D’emblée, il a su qui elle était – qu’elle était cette Princesse blonde comme les blés qu’il avait plongée dans un profond sommeil, à défaut de la tuer. Il n’a posé aucune question, n’a rien demandé. Il l’a douchée, habillée d’un pyjama chaud comme Maléfique lui a ordonné et l’a mise au lit sans sourciller. Elle n’a pas parlé non plus, elle ne le regardait même pas. Elle tremblait juste dans ses bras – de peur ou de froid, il n’a jamais su. Il n’a pas non plus bronché quand sa tâche a été de la surveiller dans chacun de ses déplacements, dans chacun de ses mouvements. Il l’emmenait en ville, en cours, la ramenait au loft. Il était devenu son chauffeur en même temps que son garde du corps – de loin. Toujours de loin. Pareil à une ombre furtive, il ne s’est jamais immiscé dans cette vie qu’elle tentait tant bien que mal de se construire en dehors de la maison et de l’addiction que Maléfique exerçait sur elle. Il l’observait, intrigué. Subjugué. Malgré toutes les horreurs qu’elle subissait, elle gardait cette part de pureté et d’innocence qui transparaissait dans les traits fins de son visage de poupée. Quelque part, il l’enviait de rester aussi angélique alors qu’il n’était qu’un fruit de l’enfer. Un démon fait homme. Quand il la regardait, il se dégoûtait. Et il ne supportait pas cette sensation amère dans sa gorge, cette sensation qu’elle seule provoquait. Alors jamais il ne lui parlait. Malgré ses tentatives de conversations dans la voiture aux vitres teintées, jamais il ne lui adressait la parole.
Puis, un soir, Maléfique lui a demandé l’impossible, tout ce qu’il redoutait. Elle l’a envoyé dans sa chambre pour lui faire subir les derniers outrages parce qu’elle devait payer une erreur qu’elle n’avait pourtant pas commise – simple sadisme de la part de sa geôlière. Et il a obéi. La rage au cœur, il s’est soumis à sa volonté. Quand il est entré dans la chambre de poupée, elle était debout. Déjà entièrement nue. Résignée, elle acceptait son sort sans rien dire – trop habituée. Mais il a aperçu le tremblement de son corps gracile, la brillance humide de ses yeux d’opale. Alors il a pris la couverture et a recouvert sa chair dévoilée, l’a remise au lit. Il ne l’a pas touchée. Il est resté avec ce petit être contre sa poitrine sans bouger, sans lâcher un seul mot. Il a joué la comédie, a feint ce qui aurait dû se passer. Puis quand ça a été le bon moment, il est sorti sans même la regarder. Cette nuit-là, elle n’a pas compris ce qui venait de lui arriver.
Après ça, il a continué de la surveiller comme si de rien n’était. Comme si tout ça n’était pas arrivé, comme rien ne s’était passé. Intimidée, elle n’a jamais osé lui poser ces questions qui lui brûlaient les lèvres. Elle a juste commencé à l’étudier. À le guetter. Comme si son être recherchait sa présence. Sa protection aussi. Il était le seul avec qui elle se sentait un tant soit peu en sécurité là où elle habitait. Mais tout a basculé le jour où il a pénétré à nouveau le sanctuaire de sa chambre pour la violer. Il n’a pas été violent, il n’a pas été tendre. Il l’a juste effrayée. Il avait l’air furieux, désemparé. Il sentait le cognac à plein nez. Et, paralysée de peur et d’effroi, elle l’a laissé utiliser son corps comme il le voulait. Elle se sentait glacée de l’intérieur. Il était finalement comme les autres. Il n’a pas desserré les lèvres, a pris possession de son être et est parti une nouvelle fois. Il l’avait salie ; il l’avait souillée. Il avait enfin tâché sa blancheur angélique, en avait fait un être déchu comme lui. Il avait envie de vomir, il avait ce goût de bile dans la bouche qui le brûlait. Plusieurs fois, il est revenu – pour la même chose, dans le même état. Plusieurs fois, elle l’a laissé faire sans dire un mot. Et certains soirs, il vient juste dans son lit, s’allonger à côté d’elle pour fixer le plafond sans même lui accorder la moindre attention. Quand son courage le lui permet, elle ose s’approcher, le toucher un peu. Se coller à lui aussi. Elle ne sait pas pourquoi elle fait ça mais malgré tout ce qu’il lui a fait, elle continue de se sentir en sécurité en sa compagnie. Paradoxal, incompréhensible. Mais pourtant vrai. Alors cette étrange relation sans réelle définition prend vie, devient un point d’ancrage pour elle – une évasion pour lui. Il est son protecteur muet ; elle est son ange aux ailes mutilées.

LA PATRONNE, LE TOUT ▬ Il aime la défier ; elle adore qu’il lui tienne tête. Ils se regardent en chien de faïence et c’est comme quand le temps s’arrête. Tout le monde retient son souffle, tout le monde tremble. Qui sait les dégâts que ces deux là pourraient causer s’ils venaient à s’affronter. Mais plutôt que de se haïr, ils se respectent – d’une certaine façon. Ils ne s’adorent pas, loin de là, mais ils savent se servir l’un de l’autre lorsque le besoin s’en fait sentir. Il est son espion attitré, celui qui lui rapporte tout ; elle est sa protection, celle qui le lave de tous ses péchés. Il lui doit beaucoup ; elle ne lui doit pourtant rien mais ça lui est égal. Elle a besoin de son appui d’une certaine manière même si elle ne l’avouera jamais – plutôt mourir la gueule ouverte comme une chienne errante. Il aurait pu la mettre dans son lit, l’ajouter à sa longue liste de conquêtes mais il ne l’a jamais touchée. Il en a pourtant eu maintes fois l’occasion car elle ne dirait pas non, mais il préfère que sa vie reste bien ordonnée. On ne mélange pas les affaires avec les sentiments qu’il dirait. Non pas qu’il éprouve quoique ce soit à son égard sinon un profond respect – et une certaine admiration mais chut, c’est un secret. Elle rage un peu, car elle déteste qu’on lui résiste mais elle ne s’avoue pas vaincue. Elle aime bien s’amuser avec ses nerfs, il l’excite quand il est en colère. Et puis, elle en fait un peu ce qu’elle veut comme avec tous ses autres sbires même si elle le met à un autre niveau que tous ces crétins de premier ordre. Étrangement, elle lui fait confiance. Elle sait qu’elle peut lui demander n’importe quoi – elle sait qu’il répondra présent. Évidemment, elle ne sait pas qu’il a des vues sur sa jeune pucelle, qui ne l’est plus depuis longtemps. Elle ne se doute pas qu’il va la voir le soir en cachette, qu’il commence à bien l’aimer cette petite même s’il s’en défend. Elle n’a pas idée de ce qui se trame dans son dos – qui sait de quoi elle serait capable si elle venait à l’apprendre.