« Les trompettes sonnent et les tambours se font martelés dans l'enceinte de ce qu'est le plus beau joyau des Îles du Sud, le château royal. Le peuple s'est entassé devant le palais dans l'espoir de pouvoir obtenir un aperçu des festivités qui s'y déroulent alors qu'à l'intérieur, on y célèbre l'anniversaire de l'un des princes. Celui-ci se tient bien fièrement devant les nobles et son sourire éclate pour tous. Juste à côté, ses douze frères sont raides comme des planches et forment une ligne parfaite, le torse bombé comme on leur a appris dès leur tout jeune âge. Ils ont tous belle allure et resplendissent dans leur costume princier. Puis, au bout de la file, il y a le dernier de ces treize princes, un enfant encore bien petit, bien plus petit que ses autres frères qui ont déjà eu le temps d'être bien grands. C'est peut-être pour ça qu'on ne le remarque que très peu. »

Il se lève en sursaut, surpris par ses propres souvenirs, ou du moins ce qu'il croit en être. Sont-ils réellement des extraits de sa propre mémoire, ou n'est-ce que des songes qu'il s'invente? S'inventer une vie, ce serait bien son genre. Un rire s'envole dans un écho, perdu en le plus profond de son âme. Il était si doux, si léger, un semblant de paradis dans un son qui n'a duré que quelques secondes. Il sait néanmoins que ce rire fait partie d'une autre vie, vie qui n'a même pas daigné laisser derrière quelques explications pour accompagner ces vagues souvenirs. Il ne lui reste plus que cette chambre vide, monotone, dénuée de toute photo ou trace de moments heureux.

Il est tombé dans ce monde comme un coup sur la figure: de façon violente, inattendue, austère. Il a pourtant survécu à la chute et, après s'être installé à ce pensionnat, après s'être fait expliqué qu'il avait probablement une vie derrière lui dans un autre monde, une routine propre à lui s'est installée. Chaque matin, il descend prendre le  journal du jour et un café, puis le feuillette flegmatiquement dans la salle commune jusqu'à l'épuisement de sa tasse. Il se rend par la suite à son travail pour y passer des heures à travailler. Il finit à quelques exceptions près la journée seul, encore et toujours dans cette chambre terne. Des images d'une ancienne vie viennent parfois lui tenir compagnie, mais elles n'osent offrir un sens à leurs visites. Le visage d'une fille surtout n'arrête pas de lui revenir en tête, mais jamais aucun nom ne peut l'identifier. Puis, presque toujours, une vague impression noire apparaît après ce visage, comme un tourbillon des plus sombres existences. Quelque chose de mal, peut-être même le Mal lui-même. C'est là qu'il est le plus terrorisé, secoué par de féroces tremblements. On l'attaque, ça ne fait pas de doute, quelqu'un ou quelque chose s'en est pris à lui. Il ne sait pas d'où ce nuage obscur peut provenir, accompagné d'un malaise intense, mais il ressent sa malfaisance et il ne peut qu'en être effrayé. Apeuré par ce que ça peut être et par ce que cela peut bien signifier.

Un soir, cette masse s'est comportée de façon encore plus inhabituelle qu'à son accoutumée. Il était là, figé par les spasmes, et elle le guettait . Son sentiment d'horreur atteignit son apogée et son front se couvrit même de sueur. Puis, l'ombre  vint soudain le frapper à sa poitrine, à l'endroit strict où son coeur réside. Et, à ce moment précis, une sensation d'animosité s'empara de tout son être en se répandant jusqu'au plus profond de sa personne.

C'est à cet instant que, inconsciemment, il comprit enfin que ce mal n'était nul autre que lui-même, le reflet de sa propre existence.