Souvenirs. Neuf lettres. Trois syllabes. Quatre voyelles. Cinq consonnes. Une définition simple, banale. Un grain de sable au milieu d'une plage. Des foutus souvenirs, qui ont décidé de se faire la malle. De disparaître, de n'être que des bribes, que des bouts de papiers déchirés. Ne restent alors que des questions silencieuses, tapies dans l'ombre, qui attendent des réponses, en vain. S'enchaînent les secondes, les minutes, sans succès. Il ne reste rien que des parcelles, un amoncellement d'informations inutiles, futiles. Bien trop peu pour comprendre quoi que ce soit. Et c'est comme un piège, un piège qui lentement, renferme ses griffes autour de lui. Il ne sait plus. Ne sait plus faire de différence entre le monde chaotique, désertique, qu'il entraperçoit dans ses rêves et la réalité, confond ces deux mondes, se sent perdu, déboussolé. Tout se ressemble, et en même il voit tant de différences qu'il en a presque mal au ventre. Elles le bousculent, le maltraitent, l'obligent à souhaiter rêver, encore et encore, tel un drogué en manque de coke. C'est ainsi. Les rêves sont sa seringue, les souvenirs sa coke. La douleur est vive, brève et intense, elle scintille comme le diamant sur sa peau perlée, sur sa peau robotique, sur cette peau qu'il tente désespérément de voir chaque nuit. Les visions ne le quittent plus, et il voit, il voit le monde dans lequel il a vécu, il voit le chaos et le néant, les déchets auxquels il ne prête même plus attention, il se voit, compactant les déchets les uns après les autres, rangeant. Parfois il se voit passer devant d'autres lui, et peut s'observer, à demi. Mais il n'a qu'une seconde avant que le rêve se brouille, et passe à une autre vision, comme s'il n'avait pas le droit de tout voir, enfant trop innocent pour ne pas être choqué, comme si on lui interdisait de voir son propre passé. Il la revoit, elle, chaque nuit. Il revoit ses yeux bleus, son allure blanche, immaculée, pure, il revoit ce visage sans sourire, il sent son cœur accélérer... éclat vert, ses yeux s'ouvrent. Réalité. Foutu rêve. Foutue illusion. Il ne sait pas vivre. Il n'a jamais su.

Et puis il est tombé sur elle.

Elle était allongée près d'un buisson, ne portait que des haillons qui lui couvraient le corps avec peine. Ses yeux bleus criaient au secours, ses mains frêles et fragiles se cachaient d'un monde trop parfait, trop inconnu. Elle l'avait regardé avec dédain, et avec peur, presque terrifiée qu'il lui fasse du mal. Ou qu'il tente seulement de le faire. Ses cheveux bruns, en désordre, étaient jonchés de feuilles et de petites branches. Elle avait couru. Il le voyait à la courbure de ses jambes, aux égratignures qui les couvraient. Elle avait souffert, et elle n'avait pas seulement peur, elle était la peur. La peur vivait en son for intérieur, et il le sentait. Alors, il lui avait tendu la main, avait enlevé doucement sa veste et l'avait portée jusqu'à chez lui, simplement. Sans dire un mot. Ils étaient restés silencieux, l'un veillant sur l'autre, même si l'un en avait moins besoin que l'autre, à se regarder du regard sans prononcer un mot, une seule parole. Les heures passaient sans qu'ils ne les voient, dans un silence presque religieux, comme si tout était normal. Les jours étaient passés, et peu à peu, ils avaient appris à se découvrir sans paroles. Elle devenait une petite sœur pour lui, lentement mais sûrement, mais qui sait ce que lui devenait pour elle ? Elle s'appelait Hope. Elle s'appelait Hope, et pour la première fois depuis qu'il avait été transporté dans ce monde, Will Emerson se sentait humain.

Il apprenait doucement à vivre, avec ces souvenirs qui ne voulaient pas de lui, qui tentaient de lui échapper, par tous les moyens. Il apprenait à être un humain, un vrai, pas un simple robot comme il l'était avant. Psychiatre. Un but. Un moyen de faire face, d'apprendre, encore. Il mettait sans doute trop de cœur dans son métier. S'exténuait pour des patients atteints de schizophrénie, de dédoublement de la personnalité, de maladies psychiques, tout ce qui se rapportait à l'esprit. Il avait une connexion avec chacun de ses patients. Mais avec Eve, c'était encore plus fort, plus intense. La souffrance de la jeune fille vis-à-vis de son insensibilité congénitale semblait s'envoler, lorsque Will était là. Comme si le lien était plus fort. Plus présent. C'était une jeune fille très intéressante. Plus qu'intéressante, à dire vrai. « Tomber amoureuse, ce serait un bon remède. » C'est ce qu'il lui avait rétorqué, un jour. Il s'en souvenait comme si l'instant s'était passé la minute auparavant. Il avait une grande mémoire, retenait beaucoup de choses, sans réellement savoir pourquoi. Et Eve était celle dont il se souvenait le plus facilement. Elle avait un beau sourire, des cheveux blonds qui étaient lâchés sur ses épaules tels des lions dans une cage, et elle avait l'air d'être si humaine, bien plus que lui, qu'il se surprenait à imaginer ce qu'aurait été sa vie s'il avait été elle. Enfin, pas dans son corps à proprement parler. Elle, simplement. Ah, foutaises, qu'il avait pensé. Il était embrouillé par les maladies de ses patients. Par ses patients eux-mêmes. Et pourtant, au fin fond de son cœur, si tant est soit qu'il en avait un, il avait l'impression de la connaître, d'ailleurs, d'un autre monde. Mais impossible de se rappeler où, quand, ni comment.

Un seul mot revenait encore et encore dans son esprit, un seul mot le perturbait plus que tout : mission.