Les chaînes cerclaient ses poignets depuis des années, des mois et des jours. Un individu normal n'aurait pas pu mettre un chiffre exact sur la durée de son emprisonnement, sans pouvoir graver de repères sur les murs sombres de la cellule, mais Edvin savait pertinemment bien que cela faisait maintenant 3 ans, 2 mois et 5 jours qu'il était retenu captif. Il différenciait le jour de la nuit grâce à la lumière qui filtrait à travers ce petit soupirail inaccessible, à hauteur du toit, juste en face de sa couchette. Entravé par ses chaînes qui le retenaient au mur, il ne pouvait faire que quelques pas vers son lit aussi dur que le sol où il dormait très mal, ou vers un trou creusé à même le sol où il faisait ses besoins, après avoir laborieusement réussi à déboutonner et abaisser son pantalon. Il avait finalement voulu définitivement l'enlever pour ne plus s'en encombrer mais le froid perçant lui avait très vite fait changer d'avis. Il ne pouvait changer de vêtements, et encore moins enlever sa veste.
Un garde souleva une trappe dans le bas de la porte et fit glisser une gamelle par l'ouverture. Edvin toisa un instant l'intrigant contenu du récipient mais, tiraillé par la fin, se leva pour la chercher. Les chaînes le stoppèrent dans son élan à quelques pas à peine de son repas. Il étira sa jambe gauche pour pousser la gamelle jusqu'à lui, la prit en main et partit la manger sur sa couchette. Il s'agissait d'une bouillie suspecte dont il peinait à identifier les ingrédients. Il prit suspicieusement un morceau qui ressemblait à de la viande et le porta à sa bouche. Loin était le temps des banquets aux mets fins et aux couverts en or. Mais Edvin avait appris à relativiser. Parfois, la gamelle se reversait et il était condamné à manger à même le sol, tel un animal.
Du statut de prince à celui de prisonnier, il y a comme une trajectoire qui a connu quelques revers...
Ω
« Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare mari et femme. Pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort vous sépare. »
Une sueur froide glissa le long de l'échine de Edvin à l'audition de ses mots. Il ne voulait pas qu'une femelle se tienne à ses côtés toute sa vie, surtout quand cette dernière risquait d'être principalement placée sous le signe du pire plutôt que du meilleur. Il n'avait pas choisi de s'unir à Agnetha, mais leurs parents respectifs avaient jugé ce mariage bénéfique pour les échanges commerciaux. Dire que malgré cela, aucun trône n'allait lui revenir ! Lui, il ne ressentait que du mépris pour cette gamine d'à peine 18 ans qui regardait avec une admiration gênante son à présent mari de presque 10 ans de plus.
Il ravala son dégoût pour cette pouliche à peine sortie des jupons de sa mère et consentit à poser les lèvres sur les siennes pour symboliser leur union.
Sa désormais conjointe eut le culot de lui susurrer :
« Jusqu'à ce que la mort nous sépare, mon amour. »
Et un rictus barra le visage de Edvin.
« Ne t'en réjouis pas trop, petite. »
Ω
Cela ne faisait que quelques mois qu'Edvin était devenu, bien malgré lui, époux théoriquement aimant (mais dans les faits beaucoup moins tendre que sa fonction ne lui enjoignait). La relation avec sa femme, tous deux installés dans une annexe du palais, ne se résumait qu'à des ordres donnés et exécutés et des parties de jambes en l'air intempestives. Edvin avait de sauvages pulsions sexuelles et sa femme devait s'y plier, quoi qu'elle fasse, quelle que soit l'heure. Agnetha semblait s'accommoder de ce mode de vie, convaincue à tort que Edvin cachait derrière ces parties de jambes en l'air une grande affection pour elle.
La contraception n'était pas vraiment ce qu'elle est à l'heure actuelle. On utilisait alors un boyau de mouton et, malgré l'aspect ragoûtant, on lui prêtait une infaillibilité certaine. Edvin n'avait, malgré les demandes d'Agnetha, jamais consenti à embrasser le rôle de père. A quoi bon ? Les gosses, ça pleure, ça hurle, ça fait pipi et caca et, même si ce sont des nounous qui gèrent toute la marmaille, ça dégrade la qualité de vie. Mais notre homme apprit à ses dépend que le mouton avait ses limites face à l'obstination d'une femme.
Son sang ne fit qu'un tour lorsqu'elle lui annonça qu'elle avait un polichinelle dans le tiroir, son fils, le fruit de leur amour niché dans ses entrailles. Directement, il l'attaqua, lui demandant comment il était possible qu'elle eut été fécondée malgré leur protection. Et la jeune femme de lui avouer qu'elle avait saboté les contraceptifs en les perforant. Jamais, au grand jamais, il ne l'aurait cru d'une telle ruse, d'une telle fourberie. S'il avait su qu'une vile renarde se cachait en elle, il l'aurait prise un peu plus au sérieux et se serait méfié d'elle, elle qui avait toujours l'air si naïve et, avouons-le, guère futée. Comme quoi, l'habit ne fait pas le moine.
Le sang lui monta aux temps et très vite, il perdit le contrôle de ses actes. Il poussa son épouse à terre, lui cracha dessus, et, en dépit de ses larmes, continuait encore et encore à la couvrir d'insultes. Puis, il avait commencé à donner des coups de pied violents dans son ventre, là où sommeillait son rejeton. Combien de temps a-t-il frappé ? Longtemps. Sûrement bien plus longtemps après la mort de son épouse, qui avait depuis quelques minutes cessé de hurler.
Quand la garde royale intervint, alertée par les cris d'Agnetha, Nikolaus n'opposa aucune résistance, bien qu'il aurait été facile pour lui de les mettre hors d'état de nuire et de prendre la clef des champs. Mais non, il se laissa entraîner dans les cachots de sa propre demeure. On n'eut guère besoin de lancer un long procès, le flagrant délit n'apportant que très peu d'éléments pour la défense.
Ω
Certaines personnes de la cour, désirant s'attirer les bonnes grâces de la famille, prenaient la défense de Nikolaus, prétextant que la nouvelle et l'idée d'une paternité proche l'avaient dépassé et qu'il avait perdu momentanément le contrôle et qu'il n'y avait pas là de quoi faire un foin. Cet avis, devenant peu à peu la version officielle des faits, germa dans l'esprit de tous et l'hypothèse de sa violence coutumière disparut de la majorité des esprits. Tous les hommes ont leurs failles, plus ou moins grandes, après tout, non ? Mais dans un soucis d'équité, on le laissa pourrir dans sa cellule humide, le temps d'expier sa peine d'une dizaine d'années. Oh, il aurait pu tomber plus mal, comme dans cette île sur laquelle les cellules, à flanc de façade, étaient exposées à tous les vents, et aboutissait à un vide vertigineux dans lequel il était aisé de tomber lorsque l'on perdait un peu trop l'équilibre.
Pourtant, personne n'avait jamais remarqué que le jeune Nikolaus était réellement un individu instable capable du pire et rarement du meilleur.
Très tôt déjà, il passait ses journées dans les forêts avoisinantes à la recherche de l'un ou l'autre animal sans défense à terroriser. Carboniser des fourmis à l'aide d'une loupe, c'était ridicule en comparaison à ce que lui faisait subir à ces pauvres créatures. C'était son activité principale et il séchait même ses cours auprès de ses précepteurs afin de venir faire couler le sang dans ces bois. Mais lorsqu'il revenait chez lui, personne ne pouvait deviner ce qui se tramait sous la haute cime des arbres. Après tout, personne ne le connaissait vraiment, même au sein de sa famille.
Enfin, cela a quelque peu changé lors de la naissance du treizième fils Hartløfsen, Hans. Deux autres frères étaient nés après Nikolaus, mais ce dernier était trop petit pour en avoir vraiment conscience. C'était donc la première naissance à laquelle Nikolaus assista réellement. La première chose qu'il trouva à faire fut de mettre le feu au berceau. Pourquoi ? Aucune idée. Il en avait juste envie. Jamais on ne sut que c'était lui, on accusa une gouvernante de pyromanie et la vie reprit.