Ces paroles avaient été fredonnées au rythme calme de la musique qui émanait du poste radio. Douces, suaves, capables de vous filer des frissons à chaque écoute. Sa voix était sûrement l’une des choses qui lui manqueraient le plus chez lui. Sa voix, et ses habitudes un peu bizarres mais qu’il s’entêtait à appliquer en dépit de ses reproches à ce sujet. Sa voix, ses habitudes un peu bizarres, mais aussi ces yeux noirs dont il avait hérité de son père, ces mêmes puits d’encre qu’il prenait plaisir à déverser sur elle quand il plantait ses prunelles au creux des siennes… exactement comme il le faisait, à ce moment là.

« Alors ? Qu’est-ce qui te manquera le plus chez moi si je pars ? » répéta la voix.
Nika sursauta – s’en voulut subitement, mais feint de se lever histoire de se dégourdir les jambes et d’éviter qu’il lui assène un de ses fameux « Toujours la tête dans les nuages toi ! ». Elle détestait ce genre de remarque, et faisait d’ailleurs de son mieux pour ne pas en laisser paraître quoi que ce soit ; ça lui ferait bien trop plaisir que de pouvoir lui rappeler à quel point il la poussait à bout. Le poids de son regard affaissait ses épaules qu’elle tenait pourtant toujours droites, traçant des sillons sur sa nuque que ses cheveux ne dissimulaient plus, virevoltant au grés du vent.
La jeune femme haussa les épaules avec une désinvolture bien trop accentuée pour être naturelle.

« Il me semble t’avoir déjà dit de ne pas me demander ça. Si tu t’attends à ce que je te réponde et que je te pleure, tu te fourres le doigt dans l’œil. » Un sourire étira ses lèvres, comme le reflet d’une fierté mal placée et qu’elle ne tarderait guère à regretter. Amèrement. En guise de réponse, son frère se contenta de hausser les sourcils d’un air particulier et dont il avait le secret. Une sorte de mariage entre l’innocence et l’incompréhension.
Une tête adorable, en somme. Elle eut un pincement au cœur.

« Tu crois ? » lâcha-t-il.
Non. « Pourquoi pas. » répliqua-t-elle, levant alors les yeux, à la recherche de ces perles noires qu’elle s’était forcée à éviter pourtant. Le prénommé Jolan se leva alors, emportant au passage la radio posée auprès d’eux, et fit un pas de côté sur la pierre du rocher pour rejoindre sa sœur. Il leva alors le bras et lança l’objet au-dessus des rocs qui grimpaient le long de la crique. La chose sombra dans l’océan avec un « plouf » ridiculement harmonieux.

« Bon, peu importe. Je t’ai déjà dit ce que je voulais. Mon seul souhait, ma dernière volonté est tienne Shyro, et tu te dois d’en prendre soin. Je compte sur toi. »

La voix du jeune homme s’infiltrait dans ses oreilles comme une onde sonore dont elle n’était plus en mesure d’en décréter la provenance. Le son était tellement atténué par le bruit incessant de l’objet jeté à la mer qu’elle ne serait pas capable de discerner la réalité du rêve. Ce même son étouffé qui résonnait dans son esprit comme un gong mortel, à lui déchirer les tympans. Les bras vengeurs de l’océan avait engloutit le corps inerte comme si il n’avait jamais été présent... Comment ? Disparu, sans laisser de trace, poussé par celui qui le suivrait bientôt. Comme un au revoir, et une promesse de se bientôt se retrouver.
Non, elle ne le ferait pas. Non, il ne pourrait pas compter sur elle. Depuis quand faisait-elle ce qu’on lui demandait de faire, d’ailleurs ? Quand bien même cela serait sa dernière volonté, quand bien même avait-il été son frère à un moment de sa vie ? Il n’était plus son frère. Un comportement pareil ne pouvait exister, ne pouvait attendre de la bienveillance en retour, de sa part à elle. Il lui en demandait trop, elle l’avait prévenu, il s’était entêté – pour changer ! – et l’avait déçu. Il lui avait menti également, et s’en était tiré avec un rire gamin qu’elle avait dès lors décidé d’ajouter sur la liste de « ce que j’aime pas chez lui ».



Je ne l’avais jamais vraiment pris au sérieux, sur ce point. Mourir ne pouvait pas être l’objectif de quelqu’un, infliger un tel fardeau sur les épaules de sa sœur non plus.
Et ce fut ainsi qu’il disparu. Avec un sourire taquin accroché aux lèvres, comme si tout le stratagème qu’il avait mis en place pour mettre fin à ses jours avait été fait en sorte uniquement pour que personne ne prenne ça au sérieux, ni même moi qui était indéniablement celle qui le connaissait plus que tout.
Je le déteste. Je déteste cette crique. Je déteste l’eau et les rochers. Je déteste les couchers de soleil. Je déteste les fins heureuses. Je les déteste tous.



Si c’est ce que vous attendez, sachez que je ne compte pas vous raconter mon passé. Car ma nouvelle vie a commencé l’année dernière, quand cet enfoiré s’en est allé. J’ai vécu sans père ni mère ; père assassiné suite à une histoire de Vendetta, et je préfère oublier tout ce qui concerne, et/ou est lié à ma génitrice.
Comment lancer la chose... En simplifié, c'est l'histoire d'une jeune fille qui vivait de longs voyages, de conneries, de sushis... En somme, d'amour et de saké frais, avec son frère jusqu'à ses 23 ans.
Ils vivaient tous deux à Fantasia Hill, bien qu'ils quittent la ville régulièrement. Enfin, en vrai, l'un des deux disparaissaient tout à coup du jour au lendemain et l'autre avait pour mission de le retrouver. C'était leur petit jeu, à la Hugo Pratt et son meilleur ami, avant que le premier ne meurt.
Tout a donc commencé à partir de ce mois de novembre dernier.



-Tiens, Shyro !
Nika fit volte-face. Son regard meutrier retomba sur une jeune femme d'une rare beauté. Ses boucles cuivrées encadraient un joli minois, mais le plus impressionnant était ses yeux. Si beaux ! La couleur état indescriptible, mais si elle se devait d'y accorder un adjectif... eh bien, elle ne le ferait pas.
Toutefois, elle ne s'accorda pas avec son impression, l'irritation due au nom dont elle avait bénéficié n'était pas normale. Injustifiée. Personne ne l'appelait ainsi. Personne désormais.

-J'ignore qui est Shyro.
-Arrête de me faire marcher, allez. Tu vas pas me dire que tu m'as oubliée ? Au pire, ton frère t'a bien glissé un mot sur moi non ? Une lueur espiègle s'installa au sein des pupilles de la barmaid. Impossible qu'il ait oublié mon prénom après la nuit qu'on a eu...

La rousse ricana.
La brune se retint de lui rentrer dedans.
Premier blocage.
Inspiration. Expiration. Du calme ma belle. C'est rien, elle n'est pas au courant après tout.

-Je m'appelle Nika, grommela-t-elle.
-Ah bon ? Pourtant, j'aurais juré que Jolan t'avait appelée comme ça la dernière fois qu'on s'est vu.

La brune tressaillit en entendant son nom. Il lui semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis la dernière fois où elle-même ou même qui que ce soit prononce cet interdit à haute voix. Combien de temps, allez, trois mois ? Plus ? Ne plus entendre l'agencement singulier de ces quatre lettres et deux syllabes l'aidait à se dire que tout ceci n'était peut-être qu'un songe, et qu'elle ne tarderait pas à se réveiller d'un moment à l'autre. Qu'attendait Morphée, dans ce cas, pour la libérer de son emprise ?
Un sentiment rongeait son cœur. Un sentiment qui ne l'avait pas tourmentée depuis des mois. Quel était-il déjà ? Ah oui. L'impuissance.
Constatant que la brune ne répondait pas, la jeune femme toussota et fit mine d'essuyer le comptoir.

-En parlant de lui, comment cela se fait-il qu'il n'est pas avec toi ? Vous étiez quasiment inséparables tous les deux. Aha, les deux vagabonds du pays ! Je me souviens de vos petites escapades du soir, vous veniez souvent prendre un verre ici. Vous me reveniez toujours avec des histoires grandiloquentes sur vos aventures, j'aimais bien, ça différait des alcooliques et des poivrots quotidiens... M'enfin bon.
Où est-il ?

La ferme. La ferme. La ferme. Ne pouvait-elle donc pas s'étouffer avec l'un de ses kirs, celle-là ? Avec un peu de cran, Nika se serait barrée sans un regard en arrière, laissant cette pauvre folle à ses habitudes mornes et sa connerie qui graduait de façon inversement proportionnelle à sa beauté. Mais quoi qu'elle entreprenne, les jambes de la brune demeuraient paralysés. Comme clouées au sol par des bras invisibles, reflétant ses pires défauts, la condamnant à devoir faire face à ce pour quoi elle aurait tout donné pour oublier. La condamnant à devoir entailler de nouveau cette plaie qui ne cicatriserait plus.

-J'ignore où il est. Bon, c'était un demi-mensonge, mais pas de quoi en faire une histoire. Personne n'était au courant, ils s'étaient promis d'emporter ce secret avec eux. Lui dans ce qui aujourd'hui lui servait de tombe, et elle... dans la sienne.
-Oh... J'imagine qu'en demander les raisons serait déplacé ? Bredouilla-t-elle, suivi d'un rire nerveux. Les pupilles glacées de son interlocutrice en disait long sur la tournure que pourrait prendre la situation si elle ne décidait pas de faire quelque chose d'intelligent pour une fois. A savoir : se taire, ou épargner ses oreilles. Les traits de la plus jeune étaient tirés, dans une expression crispée mais qui se voulait fermée et insondable.
C'est à force d'efforts pour ravaler sa hargne qu'elle parvint à débiter ces quelques mots :
-Tu imagines bien dis donc.

La barmaid entre-ouvrit les lèvres pour répliquer, mais se ravisa en croisant son regard. Elle lui adressa un sourire hypocrite et retourna à ses occupations.
Nika bouillait de rage. Et elle détestait ça. Elle était pourtant quelqu'un de calme, autrefois. De moins irritable et de plus à l'écoute. Aujourd'hui, si elle l'est, ce n'est que pour pouvoir en tirer profit. En savoir sur les autres pouvait être un bon alibi pour les exploiter, ou les manipuler. Mais quel était le but de tout cela, en vérité ? Comment sa vie avait pu basculer si vite, si bêtement ?
Elle pivota alors sur ses pieds et claqua la porte du bar derrière elle, en laissant en arrière soucis et idées noires. Glissant ses doigts dans sa poche, elle en sortit un paquet de cigarette dont elle en extirpa deux. Une entre ses doigts, l'autre sur l'oreille.

Aaaah, la première taffe d'une cigarette !



« Tu as réussi, sister. »
-
« Qu’est-ce que t’as fait à Jolan ? »
-
« Il est passé où ? T’as pensé à moi, à ce que je pouvais ressentir ? »
-
« Je ne te savais pas aussi faible… »
-
« Espèce de connard ! »
« Je te déteste. Je vais te tuer. »
« Ne suis-je pas déjà mort ? »
-
« Oh, Nika, tu es revenue ! Tu m'avais manqué. Il est où l'autre rigolo ? »
« J'adorais l'eau avant, tu sais. »
-
« C'est de famille de mourir jeune, ou c'est comment ? »




Son corps sombra en ces eaux avec un "plouf" ridiculement harmonieux.
-Nika ! Nika, réveille toi ! Nika !
... Tellement bien.
-C'était un jeu, on n'était pas censés le faire pour de vrai !
Pourquoi est-ce que je haïssais l'eau, déjà ? Les raisons me paraissaient étrangement floues tout à coup. Ce plongeon m'a apporté tout sauf du mal, pourtant. C'est vrai, j'ai rien senti au début.
-Je t'en prie, arrête tes conneries et ouvre tes putain d'yeux !
A quoi bon ? Je sais ce que tu veux. Tu veux que je m'accroche. Tu veux te persuader que ce n'était pas ta faute, que tu ne m'as pas poussée, que ma cheville s'est tordue alors que j'esquissais un pas de côté, et que mon corps déjà faible a été emportée par son poids jusqu'en contrebas. Tu aimerais te dire qu'à ce moment précis, les forces de frottements - ceux-là même qui sont pourtant les trois quart du temps négligeables, surtout vis-à-vis d'une masse humaine - ont pris le dessus sur la force gravitationnelle. Mais c'est impossible. Tu ne rêves pas, il n'y a que dans les rêves que tu peux te permettre de telles pensées. Aussi bien que moi, tu sais que tout cela est fini, que vous êtes enfin libérés du poids que j'ai pu être.
Vous me faisiez chier quand même.
Mais je vous appréciais, aussi.
C'est pas le top, de finir ainsi. J'aurais aimé que les choses se passent autrement, mais c'est ainsi.
-Oh !
Quel est cette manifestation divine ? Tu as eu une idée ?
Oh, du bouche à bouche. Sois sûr que si mes poumons n'étaient pas assimilables à des bassins d'eau, je t'aurais étranglé.
Aïe... là par contre, tu me fais mal. Arrête. Arrête ! ARRÊTE !