Quand je repense à mon ancienne vie, je réalise qu'elle ressemble à un parfait conte de fées. D'abord, j'avais le physique pour survivre dans la forêt: une belle fourrure brune me protégeant des intempéries, des longues jambes pour une rapidité à toute épreuve, de grands yeux permettant de voir loin. En plus, j'avais reçu de ma mère tout l'apprentissage, toute l'attention et tout l'amour nécessaires pour passer à travers les durs hivers. Sur les six faons nés durant le même printemps, seuls deux survécurent, dont moi. Dans les bois, tout est une question de chance et de survie. J'ai survécu ainsi à quelques hivers, vainquant chasseurs, loups, faim et froid. Puis je fus en âge de procréer. Parmi les cerfs dominants, aucun n'était aussi beau et majestueux que le Prince de la forêt. Il était extrêmement désiré par les autres biches, qui ne voulaient qu'une chose: recevoir ses gênes de mâle dominant. J'en faisais partie: je voulais donner ce qu'il y avait de mieux à ma progéniture, comme j'avais reçu le meilleur des miens. Dans ce monde, on appelle ça la "sélection naturelle", mais connaître les terme exacts de certains comportements m'importait bien peu à l'époque. J'étais donc en extase devant les magnifiques cornes du Prince, devant sa prestance innée. Il était évident que devant ce groupe de biches, il avait largement le choix de prendre celle qu'il voulait comme porteuse de ses gênes.
Et il m'a choisi.
Évidemment, le Prince choisissait bien plus qu'une biche, question de s'assurer d'une descendance. Mais son premier choix s'est porté sur moi, me prenant ainsi comme sa préférée. C'était le scénario rêvé pour que ma progéniture ait de bonnes chances de survie.
C'est ainsi que, quelques mois plus tard, j'accouchai de la plus merveilleuse chose qui soit: Bambi.
En tant que futur-prince de la forêt, je me devais de lui donner une éducation digne de ce nom. Je lui ai donc donné toute mon attention et tout mon amour pour lui inculquer la base de la vie en forêt, la communion avec la nature et les êtres environnants. Je savais que le Prince veillait sur son héritier, même s'il se faisait discret. Tout ce que j'avais à faire, c'est de m'assurer que Bambi survive à son premier hiver: s'il réussissait, il pouvait survivre à n'importe quoi.
Malheureusement, cela ne s'est pas passé comme prévu. Un jour, en fin d'après-midi, je découvris un espace dégagé où on voyait l'herbe verte, signe évident du retour du printemps prochain. J'invitai donc Bambi à venir apprécier l'herbe printanière, qui obtempéra, tout heureux de manger. Mais je sentais que quelque chose clochait: une odeur qui ne laissait rien présager de bon. Je n'avais jamais senti de chasseur auparavant, je ne savais donc pas ce qui se tramait, mais il se passait quelque chose. Ce fut au moment où je perçus un mouvement au loin que mon instinct me cria de ficher le camp. "Bambi... vite, les fourrés!" Mon fils n'eut pas le temps de me questionner et courut devant moi, mais il attendait visiblement que je le rejoigne. Un coup de feu derrière moi me fit réaliser que je ne devais pas le laisser ralentir comme ça. "Plus vite, plus vite Bambi! Ne te retourne pas!" Une plus grande distance de forma entre nous, et je sus à ce moment que Bambi survivrait. "Cours vers la forêt, cours!" Je regardais Bambi, qui avait réussi à se cacher dans les fourrés, lorsque la noirceur apparut.

Savez-vous à quoi ressemble la mort? C'est difficile à définir exactement. C'est davantage une sensation, la mort, en fait. Une sensation de légèreté, de liberté. Faire partie de tout et de rien à la fois. Être partout, mais nulle part. Exister à travers l'air qui passe dans les feuilles d'un arbre, à travers une goutte dans la pluie. On ne le réalise pas quand on meurt: on l'est, c'est tout. Plus de pensées ni de réflexion. C'est tranquille, la mort. Un repos éternel.

Repos qui cessa soudainement, sans crier gare. Une sensation d'être aspirée, sans pouvoir s'accrocher à rien. Le réveil a été brutal. Après avoir passé je-ne-sais-combien-de-temps dans l'au-delà - des jours, des mois, des années? -, me voilà de retour chez les mortels, dans un monde totalement inconnu, sous une nouvelle peau. Triple-choc. Je ne pourrais même pas vous raconter ma première semaine en tant qu'humaine! Je crois avoir perdu connaissance, ou figé, ou que sais-je. Quand j'ai repris connaissance de mon environnement, j'étais couchée dans un lit d'hôpital. Ça m'a permis de réaliser ce qui m'arrivait, de comprendre qu'on m'avait donné une seconde chance dans la vie, sous une nouvelle identité, dans un monde totalement nouveau. J'avais donc le choix: profiter de cette nouvelle chance ou retourner dans le monde réconfortant des morts. Le second choix était très alléchant, mais une pensée m'assaillit: Bambi. Si j'étais ici, vivante, peut-être que c'était aussi le cas de mon fils. Dès cet instant, je pris ma nouvelle vie en main: logement, emploi, études. Je me débrouillai pour apprendre la lecture et l'écriture - domaines où je devins rapidement douée. Tout en apprenant les bases de ce monde, je travaillais dans un café en tant que serveuse. Et plus j'apprenais, plus je changeai de boulot, devenant réceptionniste, puis professeur d'anglais pour les jeunes. Présentement, j'enseigne l'anglais et l'espagnol aux jeunes, tout en étudiant le français. Les langues me passionnent, je sens avoir un don pour cela. Et, parallèlement à tout ça, je recherche activement mon fils. C'est la seule raison de tous mes efforts. Tous les jours, je poste un message, un texte ou un petit poème. Il paraît dans le journal local, sur les babillards, sur Internet. Signé "Ton ange de la forêt".
Il comprendra.
Enfin, s'il le voit.
Enfin, je l'espère.