(...) the orgastic future that year by year recedes before us. It eluded us then, but that’s not matter – tomorrow we will run faster, strech out our arms farther... And one fine morning – So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past. - the great gatsby


Il a le coeur au bord des lèvres et l'impression que ses jambes le portent difficilement. Une sorte de miracle (il n'y a que ça, vu le nombre de verres qu'il a ingurgité) fait qu'il a réussi à rentrer à l'appartement. Il se sent si mal, si défaillant. Il n'aurait pas dut boire autant. Il n'aurait même pas dut sortir, ce n'était pas raisonnable. Il a laissé les filles toutes seules, alors qu'ils auraient put passer une soirée ensemble, ils auraient put oui. Mais il a trop mal. Charles souffre, toutes les secondes de chaque jour et tous les remèdes sont bons pour alléger cette souffrance, ou du moins la lui faire oublier. L'alcool c'est la potion magique qu'il a trouvé en ce monde pour neutraliser sa peine. Néanmoins, ce médicament n'a rien de définitif. La douleur sera toujours aussi présente dans quelques heures, lorsqu'il se réveillera et elle sera doublée d'un mal de crâne phénoménal, mais peu importe car en cet instant, il est juste fatigué, vidé. Il n'est pas brisé, il ne sent plus son coeur qui se flétrit, qui se brise en une multitude de morceaux, il ne sent plus rien. C'est tout ce qu'il veut. Il veut se retourner la tête, à mainte et mainte reprise, pour émousser tous ses souvenirs heureux qui lui reviennent toujours en rafale, dès lors que son esprit s'apaise. Les souvenirs d'une histoire d'amour dont l'évocation suffit encore à faire que son coeur s'emballe.

Le souvenir de sa petite Lady, sa princesse, si douce, si parfaite, si désirable. Il l'avait aimé sur le champ et cet amour n'avait cessé de grandir, grandir, grandir... Il l'aimait tant, tant et si bien qu'il n'avait pas hésité à changer de vie. Pourtant il l'aimait bien sa vie, ça oui. Il se sentait épanouit à vivre ainsi dans les rues. L'euphorie d'une bagarre, la préparation d'un bon repas à cette délicieuse pizzeria, les bagarres, bagarres toujours gagnées, avec la fourrière et puis avec les livreurs de journaux, aussi. C'était la grande vie, c'était sa vie et il l'aimait, si fort. Néanmoins, il n'aimait sa Lady que davantage encore et il voulait être avec elle pour toujours. Or, il ne pouvait décemment pas lui imposer sa vie, alors il avait sans sourciller tout laisser pour mener la sienne. Il était devenu un chien de salon, avec le collier et tout ce qui va avec. En quelque sorte, il avait laissé tout ce qui faisait son identité de chien sur le pas de la porte de Jim Chéri et Darling. Il ne l'avait jamais regretté. Il avait toujours été animé de la plus belle des convictions : celle d'avoir eut raison, celle d'avoir choisi le bon chemin. Il n'avait jamais cessé d'aimer Lady. A l'inverse, il n'avait fait que l'aimer un peu plus chaque nouvelle journée qu'ils vécurent ensemble. Comme si elle ne le comblait pas suffisamment ainsi, ils avaient de plus fondés une famille. Avec l'arrivée des triplées et de Scamp, ce bon vieux Clochard avait été comblé. Un sentiment de plénitude intense, le sentiment qu'il n'a rien de mieux sur cette terre. Quelle sensation délicieuse. Il n'aurait pas put en éprouver de plus belle. Il y eut de la peine, comme lorsque Scampi quitta le nid familial, oh ça oui il y eut de l'inquiétude et des larmes, mais rien d'insurmontable, jamais. Un amour aussi pur ne peut être vaincu.

C'était du moins la certitude qui l'avait habité durant des années. Désormais, cette certitude était ébranlée. S'il en était vraiment ainsi, si l'amour était véritablement plus fort que tout, Lady serait auprès de lui. Il ne serait pas dans cet état, son haleine empestant l'alcool et son regard devenu trouble, non. Il serait auprès d'elle, confortablement lové contre son corps, dans un lit aux draps bien doux et parfumés. Il serait en sécurité. Il n'aurait pas ce trou béant dans le coeur. L'amour n'est pas plus fort que tout, il y a des batailles qu'il ne peut remporter. Voilà ce qu'il croyait désormais. Une pensée qui s'était forgée par tous ses échecs l'ayant conduis à différentes conclusions : soit Lady n'était tout bonnement pas là, soit elle était décédée, soit elle ne voulait plus de lui. Quoi qu'il en soit, la douleur était là. Elle lui brulait le ventre. Elle le brulait tout entier. L'alcool agissait comme un baume et en cet instant, il se sentait simplement creux, dépourvu d'âme, de sentiments, de tout ce qui aurait put le définir. Qu'une enveloppe vide, ayant cruellement besoin de dormir. Campé sur le pallier de son petit appartement, il s'efforça de faire tournoyer la serrure, mais ses doigts lui semblaient glissants. Il n'y parvenait pas. Il ronchonna dans sa barbe une insulte nouvellement entrée dans son vocabulaire alors que la porte s'ouvrait sur l'une de ses filles.

Clémence reconnut-il aisément, une fois la surprise passée. Bien qu'étant toutes trois parfaitement identiques, il parvenait à différencier ses trois filles, justement car c'était les siennes. Ses bébés. Sa bouée, quand bien même il continuait de sombrer, en dépit de leurs retrouvailles. Elles ressemblaient tellement à leur mère, tant qu'à l'image de tout le reste, c'était parfois tout bonnement douloureux de les regarder. Néanmoins, il ne pouvait s'en empêcher pour autant. « Tu devrais dormir. » S'entendit-il dire à sa fille, d'une voix semblant comme rayée. Clémence ne releva pas, ou du moins il n'entendit pas sa réponse. Tous ses sens lui semblaient émoussés. Il se faisait l'impression d'évoluer dans une nappe de brouillard. Parfois, il croisait le regard de sa fille, dans lequel se lisait l'inquiétude. Il était trop défoncé pour s'en formaliser, néanmoins. Il l'était également trop pour lui dire d'aller se la coucher au lieu de prendre soin de lui comme elle le faisait actuellement en le guidant jusqu'au canapés déplié dans le salon. « Clem, chérie » protesta-t'il dans un râlement alors qu'elle l'asseyait et commençait à lui délasser ses chaussures. Il était à peu près sûr qu'elle avait cours demain en plus. Ou aujourd'hui, enfin ça dépendait l'heure et c'était sûr qu'il était rentré tard. Oh bordel. « Au lit, Clemousse » réussit-il à aboyer dans une ultime protestation qui ne porte naturellement pas ses fruits. Il n'est ni convaincant ni autoritaire dans un état pareil et de ce fait sa fille continue à s'occuper de lui, lui ôtant ses chaussures puis le poussant à s'allonger. Enfin elle se penche pour l'embrasser sur le front, de la même façon qu'il serait sensé le faire dans un monde parfait. Ce monde n'a rien de parfait. Il est imparfait. Imparfait dans ses plus profondes fondations. Une imperfection qui lui donne la nausée, à moins que ce soit juste tout cet alcool. Peu importe. Le matelas est moelleux sous lui et déjà il ferme les yeux, s'enfonçant dans une obscurité qui l'étouffe déjà. « Bonne nuit, je t'aime » murmure la voix de Clémence dans le lointain. « J't'aime » qu'il lâche dans un murmure avant de s'enfoncer dans un sommeil éprouvé.

Oh que oui, il l'aime. Elle et ses soeurs. Ses petits soleils, uniques vestiges de sa belle famille, comme évaporée dans les airs. Il est à la dérive, mais elles sont là et quand bien même fréquemment, il commet des erreurs qu'il expose sous leurs jolis yeux, comme ce soir notamment, il s'efforce tout de même d'avoir l'air fort pour elles. Il se doit d'être avant tout leur père et de se comporter comme tel, même si son coeur est meurtri. Il veut être courageux, téméraire, pour ses belles petites princesses. Dans ce nouveau monde, elles sont tout ce qu'il a, il ne peut donc définitivement pas laisser leur lien s'effriter. Alors, il les a fait emménager dans son appartement, aussi petit soit-il, afin de se donner l'illusion d'être à nouveau en famille, à la maison. Elles ont pris les chambres et peut-être qu'un jour, il faudra aller ailleurs, quand Lady et Scamp finiront par les rejoindre. C'est seulement dans ses rêves que le clochard, répondant désormais au prénom Charles, s'autorise ce genre de fantasme : retrouver sa douce Lady, la chienne de sa vie et son petit fripon de fiston. La famille réunie. Voilà tout ce à quoi il aspire, lorsqu'il s'autorise à laisser divaguer son esprit, plaisir qu'il se permet de moins en moins par ailleurs. Il faut dire que la chute n'en est toujours que plus douloureuse lorsqu'il s'aperçoit que les choses n'évoluent pas en ce sens.