La lune éclaire de sa lueur blafarde les eaux tumultueuses, les eaux qui hurlent, les eaux qui crient. La mer est mère, elle est vengeresse, incapable de ressentir plus de douleur, alors elle devient océan, et elle châtie, elle riposte sur le moindre bout de bois que ses yeux perçants distinguent à l’horizon. Peu lui importe qu’ils soient princes, rois, elle est la seule reine des océans et la douleur qui lui vrille les tympans est, à mesure que les secondes s’écoulent, de plus en plus insupportable, alors elle chante, elle désire, elle hypnotise. Elle attend sa proie, elle la regarde, l’observe et la fixe avec un sourire malsain, le sourire du tueur dont le couteau luit tout juste dans la nuit. Et voilà qu’il s’approche, tout de bois vêtu, clamant sa fierté, et ses doigts vernis font glisser un voile d’eau sur le point, engloutissant les voiles, déchaînant les marées, le vent, les eaux. Elle n’a plus mal, et cette douleur de laquelle elle est spectatrice est douce dans son cœur amer, elle soignerait presque ses blessures, vengerait presque sa perte. La perte de sa reine la si belle Athéna aux cheveux d’ambre, bien des années plus tôt. Et la musique de sa berceuse semblait presque résonner encore, alors que les vagues venaient crisser contre le bois du navire. Tous entendaient les larmes de l’océan, incapable de faire son deuil. Pourtant d’autres l’ont fait, ont réussi à passer outre. Le grand roi Triton a laissé la musique parvenir à nouveau jusqu’aux portes d’Atlantica ; la douce mélodie qui parvient jusqu’à la grotte même d’Ursula réchauffe le cœur, amène le bonheur dans un simple soupir. Seulement l’océan n’a pas oublié, n’a pas pu tourner la douloureuse page. Ses larmes coulent encore sur le bois mouillé des bateaux qui osent naviguer jusqu’aux tréfonds de ce monstre, pourtant prêt à les déchiqueter sans une once de pitié. Alors, quand le bateau s’écroule, embrassé par les flammes des éclairs qui zèbrent la nuit, et que le prince tombe à l’eau, la petite sirène qui avait tout vu, des étoiles dans les yeux, laisse son cœur battre et la guider. Peu lui importe qu’il soit un humain, peu lui importent les pensées de son père, ainsi ses cheveux roux, sa queue verte se dessinent dans les ténèbres, et elle tire l’homme vers la plage, vers son monde. A cet instant, Ariel est déjà amoureuse. Ses battements de cœur à l’unisson chantent ses louanges, son sourire ne peut être plus grand, ses rêves, ses espoirs, tout se mélange dans son esprit confus. Peut-être est-ce pour cela qu’elle a donné sa voix à la cruelle sorcière du fond des océans, qu’elle a chanté et regardé, impuissante, la lumière et la douce mélodie parvenir jusqu’au coquillage d’Ursula. Elle ne pouvait détacher ses prunelles de ces merveilleuses jambes qui l’empêchaient de respirer sous l’eau, mais qu’importe, elle était amoureuse et elle allait être heureuse. Elle aimait ses sœurs, son père, Polochon, Sébastien, mais ce monde n’était pas fait pour elle. Elle voulait tellement plus. Elle voulait courir, sentir le sable parcourir sa peau de cristal, le soleil miroiter dans ses iris, le feu la brûler, la dévorer tout entière. Le monde des humains était si beau, si touchant, si émouvant, ses yeux ne savaient plus où se poser, ses mains n’osaient toucher les objets si étranges. Il y avait là tant de merveilles, et personne n’avait l’air d’en prendre conscience ! Ce monde l’avait accueillie, avait embrassé son espoir et son amour, et au creux de ses bras elle se plongeait désormais dans les yeux de son prince, une bague au doigt et le sourire au bout des lèvres. Ariel avait grandi, elle avait embrassé de ses doigts la terre humaine et désormais sa fille ne pouvait perdre ses yeux dans l’horizon de l’océan. Elle avait fermé l’accès, et les hautes barrières empêchaient l’eau de venir jusqu’au château ; la menace qui planait, épée de Damoclès sans une once de pitié, sonnait tel le glas et empêchait le cœur de la princesse de battre comme avant. Elle devait protéger sa fille, par-dessus tout. Elle était bien la fille de sa mère, cette brune aux yeux verts, cette enfant qui ne respectait rien, qui ne voulait que voir l’océan, que sentir l’eau glisser entre ses orteils ; et les hauts murs de pierre avaient disparu. Ariel, Éric, Melody et tous les autres aussi.

Sans un bruit, elle se glisse dans la douce combinaison, désormais habituée au contact du vêtement contre sa peau nue. Il est une deuxième peau, qui vient sans mal se greffer sur la première, et la sensation est agréable, presque autant que l’était sa queue verte, cette merveille de la nature. Ses doigts délicats s’enroulent autour de ses mèches rousses, ces belles mèches ondulées qu’elle ne pouvait s’empêcher d’admirer et de toucher, encore et encore. Elle les relève légèrement pour atteindre la fermeture, puis les laisse de nouveau tomber en cascade dans son dos. Humaine. Elle remue les orteils, un petit sourire sur les lèvres. Bouge les pieds, les jambes. Elle avait beau être ici depuis plusieurs mois, elle avait beau être habituée à devoir porter une combinaison en néo… en néoprène, jamais elle n’avait pu s’habituer à être vue comme une femme normale, qui n’avait jamais eu de queue de poisson de sa vie. Ses jambes lui paraissaient lourdes sans Éric pour la soutenir, pour l’aider. Elle s’écroulerait de fatigue si elle ne pouvait pas au moins nager, pour compenser son peu d’équilibre sur terre. Pourtant dans son ancien monde elle avait bien eu des jambes, elle avait même donné sa voix pour cela, mais sans Éric elles n’étaient que l’écho d’une cruelle absence qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter. Elle ne pouvait plus se réveiller seule, avait besoin de sentir les bras de son prince, de son unique amour, autour d’elle qui la protégeaient de tous les dangers du monde. Mais personne n’était là. Elle était seule, bien trop seule, mais malgré sa solitude elle affichait toujours le même sourire, qui au coin de ses lèvres formait un petit v. Elle semblait heureuse, princesse d’un autre temps, d’un autre monde. Elle fixe l’eau sans un mot, sans une voix qui viendrait briser le silence, regarde cette étendue si belle, à perte  de vue au-dessus du bateau qui tangue, et l'eau vient chatouiller ses pieds lorsqu'elle plie les jambes par-dessus bord. Et puis elle respire, elle prend une grande inspiration, laissant l’air frais parvenir jusqu’à ses poumons. L'eau accueille son corps, l'embrasse dans une délicieuse sensation de douceur et de passion. Sans masque, sans air, elle se laisse doucement bercer par l'eau, et dans son esprit les souvenirs de son monde se font plus nombreux, s'éternisent. Ils envahissent sa mémoire, et ses yeux pensent voir Polochon, là, devant elle, ils pensent voir Sébastien, sa baguette d'orchestre à la main ; ils pensent voir ses sœurs, et elles sont toutes là, riant encore et encore, leurs propres yeux sont emplis de bonheur, embués de joie. Un petit sourire se dessine sur ses lèvres tandis qu’elle ferme les yeux, le corps maintenu sous l’eau par les bouteilles d’oxygène dans son dos, qui sont accrochées à sa combinaison, sans qu’elle ne s’en aide pour respirer. Elle n’en a pas besoin, après tout. Elle n’a besoin que de leur présence, mais ils ne sont pas là. Ici, il n’y a personne ; il n’y a que l’océan, elle, le silence. Plus de musique comme celle qu’elle avait l’habitude d’écouter, jadis. Sa voix mélodieuse est encore là, et elle se surprend à chanter très souvent, parfois sans même le remarquer, mais il n’y a plus sa mère et sa si belle voix. Tout est si différent, ici. Elle ne peut plus rire et d’un geste enfantin tirer sur la grande barbe de son père en regardant ses sœurs avec malice. Non. Elle a grandi, et elle doit maintenant prendre toutes ses responsabilités. Elle est humaine, dorénavant. Elle doit se comporter comme telle. Alors elle cache toute sa douleur, toute cette absence derrière un sourire ; elle est à nouveau la princesse espiègle que rien n’arrête et qui n’a peur de rien, la petite Ariel aux cheveux rouges, la fille du grand roi Triton. Mais derrière ce masque, qu’est-ce qu’il te reste, Ariel ?