« La table était jonchée de multiples théières qui fumaient toutes les unes plus que les autres. Du thé à foison, des biscuits, tout ceci devant la chaumière que nous habitions avec le chapelier qu'on disait fou et le lièvre de mars. Comme à mon habitude, j'étais couchée dans mon sucrier, trop fatiguée pour faire quoique ce soit et m'intéresser un tant soit peu à la conversation qui se déroulait à mes côtés. Encore un non-anniversaire. Encore trop jeune, abandonnée par ma famille que la reine de cœur a fait exécuter. J'en garde un souvenir cuisant. Je n'étais qu'un bébé lorsqu'elle a tué mon père, ma mère et mes frères et sœurs issus de la même portée que moi sous mes yeux. Je m'en souviens comme si c'était hier. Lorsque le lièvre m'a trouvé, pressé dans sa folie, j'étais trop apeurée pour pouvoir lui parler, pensant que lui aussi voudrait me faire du mal. Et puis. Et puis, je suis partie avec lui. J'aurai pu mourir s'il ne m'avait pas trouvé. Revêche, avec un assez mauvais caractère, je ne voulais pas lui montrer ma souffrance, ce souvenir qui me hantait. Donc je passais les journées dans mon sucrier à me gaver. La nourriture, le thé. Je me maintenais en vie grâce à tout ceci. Lorsque je sortais, j'avais une peur bleue des gens qui m'entouraient. Le lièvre était mon seul refuge. Je l'aimais comme un frère, un protecteur et bien que fou, je me fichai éperdument de ce que tout le monde pourrait penser. Après tout, qui viendrait me chercher ici ? Elle.

Un jour où le chapelier était parti, sur cette table dressée, j'ignorai encore, j'ignorai encore tout ce qui allait se passer quand le cortège de la reine passa par là. Je pointai le bout de mon museau noir pour la fixer. Je n'avais qu'une envie : l'assassiner. La tuer pour libérer tout le monde de son horrible tyrannie. Mais que pourrait un loir contre une femme aussi énorme ? Je devais me battre, m’entraîner. Ce jour là, ce fut le premier jour où je posai la main sur un fleuret. Dès lors, je passais tout mon temps à m’entraîner dans le but de la tuer elle. De voir sa peau s'imbiber de sang. De venger ma famille. »

Je me réveillai en sursaut, trempée de sueur, assaillie par mes cauchemars, par ce cauchemar. Le temps avait passé depuis l'élaboration de ce plan machiavélique. Le sort nous avait emporté le chapelier, le lièvre et moi des suites de l'apparition de cette sotte. Et j'avais refait ma vie dans ce corps d'humain. A mes côtés, dans mon immense lit, dormait Rouky. Mon petit-ami. Je savais que lui aussi faisait des cauchemars, qu'il rêvait de Rox, son ami d'enfance. Alors, je m'extirpai du lit pour ne pas le réveiller pour une fois qu'il s'était perdu dans un beau rêve. Enfilant ma robe de chambre, je partis dans le salon pour regarder le dehors par la baie vitrée. Sur mon canapé dormait mon chien, un petit carlin, qui releva la tête en me regardant m'asseoir près de lui.

« Lorsqu'elle arriva dans nos vies, je venais de finir l’entraînement et me cachait dans un sucrier. Je ne l'ai pas entendue aux premiers abords. C'est vrai que je me contrefoutais des gens comme d'une guigne. Mais ce n'est que lorsque j'ai entendu le mot « chat » que j'ai réagi. Cette peur de ces bestioles tout droit sortis de l'enfer. Je me suis mise à paniquer et vouloir partir chercher mon fleuret mais le lièvre m'attrapa et me ramena sur la Terre ferme en mettant du beurre et de la confiture sur le bout du museau. Le goût du sucre. Voilà ce qui me fit déchanter. Je jetai alors un coup d'oeil mauvais à cette fille, Alice. Cette blonde écervelée. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi on m'a emmené à son procès. En présence de cette harpie. « Oh regardez un chat ! » De nouveau, j'ai perdu tout mon sang froid. Merci, blonde filasse. Les autres ont bien essayé de m'attraper mais il était trop tard. Le pot de confiture était sur la tête de la Reine. « Qu'on lui coupe la tête, hurla-t-elle » Je me suis mise à rire comme une démente avant de me souvenir que je n'avais plus mon fleuret. Ainsi, on allait me couper la tête. Si ce n'était Alice qui m'a sauvée la vie sans le vouloir. Une lumière blanche nous est apparu et puis tout redevint noir. »


Sans réellement m'en rendre compte, j'étais en train de grignoter un gâteau lorsque l'horloge sonna trois heures du matin. Grand dieu, vais-je encore passer une nuit blanche ? Snow posa sa tête sur mes genoux et je caressai sa tête poilue, le regard perdu dans le vide. J'adorai mon canapé et mon appartement. Partager ma vie avec Rouky était une expérience que je n'aurai jamais pu vivre dans mon autre vie. Ni avoir ce physique d'ailleurs. C'est vrai que j'aurai pu me réveiller dans un corps trapu mais non, j'avais des jambes interminables et ses cheveux longs, très longs et très roux aussi. Je ne savais pas pourquoi ça plaisait tant aux mecs, mais ça leur plaisait. Un peu trop à certains.

« Lorsque j'ai débarqué dans ce monde, je connaissais un peu les coutumes des êtres humains. Enfin vaguement. Bien sûr, j'ai rapidement retrouvé le chapelier et le lièvre de mars car j'avais cherché à boire du thé et ils étaient là. Les voir sous cette apparence fut étrange mais je m'y suis habituée. Et puis, je voulais juste faire de l'escrime donc il fut tout naturel que je devienne prof. Sauf qu'une femme prof, aussi méchante et garce que moi, ça court pas les rues. Je fus réputée comme étant très bonne et très exigeante si bien que je triai les élèves sur le volet. C'était un jour comme les autres lorsque le type m'agressa en sortant de cours. Vêtue de mon survêtement, j'avais attaché mes cheveux lorsqu'il m'empoigna et me plaqua contre le mur. Mes connaissances en kickboxing et en d'autres arts martiaux pour ne pas subir d'attaques me permirent de le maîtriser mais pas sans me prendre un crochet du droit. « ça fait mal, putain ! » Tant de grossièretés dans la bouche d'une jeune femme qui aurait pu choquer mes collègues s'ils n'avaient pas été occupés à appeler la police. On m'asseya de force sur un banc en me mettant de la glace sur la joue quand les forces de l'ordre -qui étaient habitués à me voir au poste- débarquèrent. Il y avait quelqu'un que je ne connaissais pas dans le lot. « C'est qui ? » Mon collègue fronça les sourcils. Pour une fois que j'éprouvai de l'intérêt pour quelqu'un d'humain. « Rouky Slade, il est nouveau apparemment. » Bah il est mignon en tout cas. Les hommes ça ne m'a jamais intéressé. Je me bats, je fais mes photos de mannequin, j'aide les mecs à leur boutique et basta. De temps en temps, je joue avec Snow dans un parc aussi. Lorsqu'il est venu me parler, je me retins de lui mettre un crochet. A vrai dire, j'étais en jogging et bien trempée de sueur aussi. Si bien que je l'envoyai chier. Après tout, comme je l'ai dit, je n'étais pas intéressée par les hommes. Quoique... »

Mes yeux se fermaient tout seuls, apaisée de me rappeler ma rencontre avec Rouky aussi désastreuse soit-elle. Je pris Snow dans mes bras pour retourner dans la chambre sur la pointe des pieds. Il n'avait pas bougé. Je mis Snow sur la couette qui vint se poser près de Rouky. Elle l'aimait beaucoup et le renifla un peu ce qui le fit bouger. Je me glissai sous les draps pour le prendre dans mes bras. « Encore un cauchemar ? » J’enfouissais ma tête dans sa nuque un moment, sans répondre. Il me connaissait, il savait que je ne parlais que très peu de ma vie d'avant. «Je  t'aime, murmurai-je doucement en enlaçant mes doigts aux siens. » Je ne lui disais que très peu. Je savais que les mots perdaient de la valeur quand on les employait trop souvent. Et comme rassurée de sa présence, je m'endormis contre lui sans avoir peur des cauchemars.

« La bagarre dans le bar alors que j'avais trop bu m'avait emmené au poste, une fois de plus. Assise sur le banc, je regardai droit devant moi en chantant à tue tête pour les forcer à me libérer. J'étais insupportable ce soir et pour cause, le policier ne m'était pas sorti de la tête. Cette façon de le revoir, ce n'était pas une bonne idée. « Bon le rossignol, on te fait sortir. » Le jour avait commencé à pointer le bout de son nez et bien sûr, avec mon bol, ce fut le seul soir où il n'était pas de service. On m'emmena dans un bureau et je commençai à avoir froid. Faisant clairement la gueule, je recommençai à chanter tandis qu'un officier entra pour me prendre ma déposition. Et pas n'importe lequel. Lui. Rouky Slade. Merde, merde, merde. Il m'a entendu chanter comme une... décidément. Il me regarda un long moment, l'air était chargé d’électricité et je fis claquer ma langue. « Bon, vous allez vous décider à me cuisiner ou est-ce qu'il faut que je me dévêtisse pour que vous ouvriez la bouche ? » Et merde, ta gueule Lilas. « Des ennuis ? » Je lui avais alors souri. « Je voulais juste vous revoir. » L'étonnement fut visible sur son visage et je m'en voulus pendant une poignée de secondes. Il déglutit et le reste de l'entretien se passa sans problèmes puisque je fus contrainte de me la fermer avec l'arrivée de son collègue. Ce n'est que lorsque je sortis de la pièce en grelottant qu'il me tendit sa veste. « N'attrapez pas froid, mademoiselle. » Je lui ai souri de nouveau, battant largement des cils. « Lilas. » Et tout fut si naturel. Il m'emmena prendre un petit déjeuner pour me faire décuver et j'appris à le connaître. Et à l'aimer. »