« C’est l’heure où le long crocodile
Languissamment s’étire et bâille
Et fait glisser les eaux du Nil
Sur l’armure de ses écailles. » Voilà des années que tu traînes ton vieux corps flasque et bleu dans le Pays des Merveilles. Des années que tu restes sur ton champignon, à fumer au hooka en te racontant des histoires, en te déclamant des poèmes que tu es le seul à entendre. Tes lettres se perdent dans l'infini, volutes de fumées éphémères et colorées que nul ne peut retenir. Personne n'est là pour t'écouter. Tu n'as d'autre public que tes propres oreilles et ton imagination débordante. Ce ne sont pas les fleurs qui vont faire attention à toi. Ce ne sont pas les cieux qui vont te répondre. Non, tu es seul dans cet univers fou, à perdre la tête, parce que c'est comme ça que ça marche, ici. Les gens sain d'esprit n'ont pas leur place. Toi, ça fait longtemps que tu as perdu la tête. Elle s'est évaporée comme la fumée qui sort inlassablement de ta bouche. Plus rien n'est réel autour de toi. Tu t'enfermes dans une cage opaque d'histoires sans queue ni tête, et c'est un peu comme ça que tu trouves ton bonheur. Loin. Loin de tout et de tout le monde. Pourtant tu es seul. Tu es seul et tu attends.
Tu te souviens de sa chevelure blonde et de sa ridicule robe bleue et blanche. Son air innocent des filles qui n'ont pas grandit, qui ne connaissent rien à la vie. Elle vient troubler ta tranquillité, ton repos éternel, ton délire multicolore. Elle vient perturber la vie que tu menais jusqu'ici. Elle t'énerve. Pourtant, c'est comme si tu n'avais attendu que sa venue, toute ta vie. Comme si elle était le pion manquant te permettant d'avancer. Alice. Son corps frêle et minuscule vient à ta rencontre. Ses yeux pétillent de la folie locale. Elle est folle, elle aussi. Elle est folle mais elle ne le sait pas. Ha ! La pauvre âme. «
O U U É I O A U U É I O A A A É I O U. » Les volutes de couleur rose disparaissent peu à peu, alors que tu achèves ta chanson. Tu fumes. Encore. Puis tu remarques finalement la jeune fille qui t'observais tout le long. Tu t'exclames de surprise et un rond parfait s'échappe d'entre tes lèvres. «
O. » Tu te penches vers elle pour mieux l'observer. Elle ne ressemble à rien de ce que tu connais. Mais plus rien ne t'étonne désormais. Tout fait partie d'un gigantesque fantasme. Toi y compris. «
Quel air étrange. » D'autres lettres apparaissent, illustrent tes propos. «
Ma fois, je... Enfin, ça ne m'étonne pas, j'ai changé si souvent depuis ce matin que je ne sais plus qui j'suis. » Sa voix enfantine te crispe et son air innocent t'énerve. «
Et vous croyez que je le sais ? » Comme si tu allais aider cette jeune fille à se découvrir elle-même, alors que c'était la première fois de ta vie que tu voyais... une chose pareille. «
Expliquez-vous je vous prie. » Tes lettres s'enroulent autour d'elle, comme pour mieux la cerner. Tu veux qu'elle se présente, qu'elle décline son identité, afin de savoir à qui tu as à faire. «
Et bien j'aurais beaucoup de difficultés à vous expliquer qui je suis, parce que je ne suis plus moi-même, vous saisissez ? » Elle parle trop vite. Tellement vite que ça t'agace. Alors tu décides de ne faire aucun effort, tes lèvres allant une nouvelle fois à la rencontre de ton narguilé. «
Je ne saisis rien. » Tu te moques d'elle. Clairement. Tu dessines dans la fumée un nœud, t'amusant comme toujours des sons et des images qui se bousculent dans ton esprit détraqué. La petite s'emporte. «
Je n'peux pas expliquer plus clairement, c'est pas plus clair pour moi. » Tu te tournes enfin vers elle, déjà ennuyé par tout ce qu'elle pouvait bien te raconter. «
Jésus. Ça m'a l'air très saugrenu. » Ton ton est si lent et détaché, comparé à elle. Tu te moques de tout, et de son histoire en particulier. Tu aimerais retrouver le calme et le loisir de te distraire par toi-même. Pourtant, sa présence te fait un effet indescriptible. Elle t'énerve et pourtant tu n'as pas envie qu'elle parte. Pas encore. «
Et vous ? Je pense que vous devriez me dire... » Elle s'étouffe dans à cause de la fumée qui l'entoure. Tu l'observe, impassible, attendant qu'elle continue. «
... aussi quel est votre nom. » Elle semble vouloir prendre ta place, avec le O qui s'échappe de ses lèvres. Ce n'est pourtant pas à elle de poser les questions. «
Renoncez-y grec. » Tu te prélasse désormais sur ton fidèle champignon, continuant de fumer, comme d'habitude, te perdant à nouveau dans un délire de lettre colorées. Elle s'apitoie sur son sort. «
Oh mon Dieu... C'est difficile de voir clair, tout est embrouillé » Tu grimpes sur une feuilles, tu la regardes de haut. «
Laisse-donc ça. » «
Pour moi ça l'est. » Tu insistes, te jouant une nouvelle fois de son innocence. «
Pour qui ? » Elle t'ignore presque, continuant dans son flot de paroles qui ne t'intéresse guère. «
Tenez, je ne saurais même pas vous redire ma leçon d'hier. » Tu t'ennuies, mais elle vient de retenir ton attention. «
Récitez. » Ça semble lui faire plaisir. Toi tu fumes. «
Oh oh, avec plaisir ! » Tu es las, les paupières à moitié closes, et tu fumes. «
C'est l'heure où le gentil mille-pattes sort butiner dans la... » «
Assez. » Tu la coupes. Rien ne va dans ce qu'elle dit. C'est morne, c'est plat. C'est sensé. Tu descends de ta feuilles et la regardes d'un air de reproche. «
Vous accumulez les erreurs grossières. Écoutez. » Tu t'éclaircis la gorge, règle ton problème de hooka, ce qui amuse la petite, et tu racontes une nouvelle histoire. Mais celle-ci est différente. Tu as un public, cette fois. «
C'est l’heure où le long crocodile languissamment s’étire et bâille et fait glisser les eaux du Nil sur l’armure de ses écailles. » Le crocodile apparaît, et toute l'histoire prend forme dans un tourbillon de fumée opaque. Tu manques de tomber, ce qui amuse une nouvelle fois Alice. Tu te vexes, mais poursuis. «
L'eau du Nil... L'eau du Nil... Il ouvre gaiement sa gueule mutine et sort une griffe ainsi qu'un gros chat, avale trois poissons qui passaient par là et va digérer sur l'onde opaline. » Très fier de toi, tu te tourne vers elle, un sourire béat au visage. «
C'est une poésie très originale, je ne l'avais jamais entendue. » Quelle idiote. «
Je sais. C'est très beauhoho. » Tu lui envoies de nouvelles volutes de fumées qui viennent chatouiller ses narines. Elle s'étouffe une nouvelle fois. «
Si vous voulez mon avis... » Non, tu ne le veux pas. Alors tu l’interromps. «
Turlututu, rrr je vous ai assez vu. » Tu as finis par perdre patience et tu ne souhaites plus qu'une chose : son départ. Elle se vexe et commence à s'en aller, son pas ridiculement ralenti par quelques restes de fumée. Mais dès lors qu'elle a disparu, tu la rappelle. Tu as oublié. Alice. Tu dois lui dire quelque chose. Impérativement. «
Un instant ! Attendez ! Fillette, revenez ! » Tu agites tes nombreuses pattes en espérant la revoir pointer le bout de son nez. «
J'ai une chose importante à vous dire. » Lorsqu'elle est de retour, tu est allongé sur le dos, encore en train de fumer. «
Alors ? » «
Jeune fille, gardez votre sang-froid. » Tu dessines une cibles et la flèche qui atteint son but. «
Et c'est tout ? » «
Non. » Tu te tords sur toi-même pour lui faire face. «
Dîtes-moi avec exactitude quel est votre problème. » Tu cèdes et décides finalement de l'aider. Même si elle t'exaspère. «
Avec exact... En fait, pour être un peu plus précise, je voudrais être un peu plus grande. » «
Pourquoi ? » «
Ça tombe sous le sens. Avec dix centimètres, c'est une taille ridicule. » Elle se moque de toi ? Tu manques de t'étouffer toi aussi. Tu t'énerves contre cette petite sotte égocentrique. «
J'AI DIX CENTIMÈTRES DE LA TÊTE A LA QUEUE, JEUNE FILLE ! J'ESTIME QUE C'EST UNE BONNE TAILLE, SANS AUCUN DOUTE ! » Tu as viré au rose, puis te voilà tout rouge. Tu manques d'exploser. «
C'est que je n'en ai pas l'habitude. » Trop tard. Tu fumes sans t'arrêter, ton corps s'enveloppe d'une fumée noire et tu disparais. «
Et il est inutile de HURLER !. » Elle souffle et dissipe la fumée. Tu n'es plus là. Ta peau bleue de chenille tombe mollement sur le sol. Ton narguilé ne fume plus. «
Oh... Qu'est-ce que j'ai fais ? » Elle prend délicatement une de tes babouches et l'observe, l'air interdit. Mais tu t'es transformé en papillon bleu, et tu voles, au-dessus d'elle. «
Cependant je consens à vous donner un renseignement. Un côté vous fera devenir plus grande... » «
Un côté de quoi ? » «
... l'autre côté, au contraire, vous fera rapetisser. » «
Mais l'autre côté de quoi ? » Tu reviens vers elle, agacé qu'elle ne comprenne pas plus vite. «
DU CHAMPIGNON, PAUVRE SOTTE ! » Et t'éloignes, en espérant ne plus jamais la revoir. Une nouvelle vie s'offre à toi. Mais tu fais partie du Pays des Merveilles. Tu n'es jamais vraiment libre. Même si tu as des ailes.
Tu as retrouvé ton narguilé. Tu es incapable de t'en séparer de toute façon. Comme tu es incapable de lui réchapper. A cette pauvre sotte. Cette enfant qui ne comprend rien à rien et qu'i t'agace. Te voilà, flottant sur un coquillage parmi la tempête, fumant comme toujours, tandis qu'elle t'accoste une nouveau. «
Monsieur, s'il vous plaît, que faut-il que je fasse ? » Tu lui craches autant de fumée que tu peux au visage. «
Qui êtes-vous ? » Ta fumée s'enroule et forme un tunnel par lequel elle s'enfuit. Tu l'aides, encore une fois, contre ton gré.
Alice se réveille et tu n'es plus. Plus qu'un vague souvenir qu'elle gardera en elle.
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.» La musique lancinante semble se mêler la la fumée qui s'échappe de vos lèvres. Il fait sombre, la pièce est à peine éclairée de quelques bougies. Tu inspires un grand coup, la fumée vient te brûler les poumons. C'est agréable. Ta tête bascule doucement en arrière et tu fermes les yeux. Tu n'es jamais aussi heureux que quand tu fumes. On te le reproche souvent, mais tu n'en a que faire. C'est ta vie, ton corps et tu en fais ce que tu veux. Tu te penches vers elle. Elle est étendue face à toi, complètement nue. Magnifique. Toi-même tu n'es vêtu que d'un simple boxer. Tu tires une nouvelle latte. Tu la regarde. Lentement, tu plonges ton pinceau dans le pot de peinture bleue, puis tu viens commencer ton oeuvre. Tu tires un premier trait en travers de son ventre, puis tu recommences l'opération, plusieurs fois. Tu as toujours adoré l’impressionnisme. Van Gogh, tout particulièrement. Alors tu essaye de reproduire La Nuit étoilée sur le corps de cette fille. Vous êtes drogués, fous, mais heureux. Heureux dans votre délire. La musique s'arrête au moment où tu ajustes la dernière touche de ton oeuvre. Maintenant, on n'entend plus que vos deux respiration saccadées. La fumée vous enveloppe, embrume vos esprits. Tu poses l'embout du narguilé par terre, puis te penches sur elle, en veillant à ne pas toucher son corps, et par conséquent massacrer ton travail. Tu déposes lentement tes lèvres contre les siennes, elle se laisse faire. Vous rigolez un peu. Vous ne sortez pas ensemble. Votre relation est bien plus complexe. Vous vous moquez de ce que les gens peuvent bien en penser. Mais une chose est sûre : ni toi, ni elle, n'a envie de se caser. Il n'y a pas de sentiments entre vous. Une attirance physique, certainement, c'est même indéniable. Mais pas de sentiments. Vous n'êtes pas faits pour ça.
La flamme de ton briquet vient caresser ta cigarette et, aussitôt allumée, tu en tires une longue latte avant de lentement recracher la fumée qui consume tes poumons. Tu la coinces entre tes deux doigts et tu fais tombé la cendre d'un geste devenu habituel, presque systématique pour toi, tout en relevant la tête vers tes amis. Vous n'êtes qu'une bande de hippies sur le retour. C'est assez amusant à y regarder de plus prêt. Vous fumez tous, et pas que du tabac, vous refaites le monde tous ensemble, vous ne vous souciez de rien et ne jurez que par les arts. Mais t'es heureux avec eux. Parce que vous êtes beaux. Beaux et tout pleins d'idéaux. L'un joue de la guitare, l'autre du djembé et puis toi tu chantes. T'aimes ça chanter. Tu sais pas jouer d'instrument - t'aimerais bien - alors tu te sers de ta voix. T'as convertis tes potes à la musique orientale, alors t'es dans ton élément. Tu tires une nouvelle latte tout en te munissant d'une bouteille de bière que tu ouvres à l'aide de tes deux mains. Vous êtes sur la plage, vous passez du bon temps. Toi, tu ne suis pas d'étude, tu ne travailles pas vraiment. La vie est belle, tu ne te soucies de rien. Si seulement tout le monde voyait la vie comme toi... Soudain, tu sens qu'on t'enlève le bonnet qui recouvrait jusque là ta tête. Oh l'enfoiré. Le gars court avec en rigolant. Tu te lèves d'un air pseudo-menaçant - t'aimes pas qu'on touche à tes affaires,mes c'est tes potes alors tu leur pardonne - et tout le monde s'arrête et te dévisage d'un drôle d'air. «
T'as foutu quoi à tes cheveux mec ? » Tu te passes instinctivement une main dans les cheveux, avant de te rappeler la veille, où tu étais passé chez le coiffeur. Tu souris, amusé de l'effet qu'une simple couleur vert forêt peut provoquer parmi la bande. Puis tu hausses les épaules. «
J'avais envie... » Ta réponse les amuse. Ils ont l'habitude avec toi, t'es pas du genre classique niveau style. Tu suis la mode, mais tu fais vraiment ce qu'il te plaît. Tu te fais plaisir. C'est tout ce qui compte. Tu sens une main ébouriffer tes cheveux. Tu rigoles. La vie est belle.