« Comment vous appelez-vous ? »

La voix du jeune médecin trancha le silence régnant en tyran imperturbable tandis que son regard s’ancrait profondément dans celui de la jeune fille. Lolita le fixait sans discontinuité, penchant légèrement la tête sur le côté, et une expression d’incompréhension apparut sur son visage. Elle donnait ainsi l’impression que les mots, être fragiles et volatiles, ne trouvaient aucune signification dans son cerveau. Elle était tout bonnement incapable de fournir une réponse définitive à cette question, ignorant momentanément tout de ses origines. L’accident l’avait brièvement délesté de ses souvenirs. Nouveau-né d’une vingtaine d’année. Peut-être plus. Peut-être moins. Personne n’aurait su le dire. Elle errait, déambulant tel un fantôme à la recherche d’une chose dont elle ignorait tout. La question était de savoir si elle recherchait réellement quoique ce fût. Après tout, comme l’aurait-elle pu, puisqu’elle-même ne savait rien de sa condition de disque dur vide, effacé avec une telle facilité que cela en était déconcertant. Peut-être ne le voutait-elle pas, ne disait-on pas que l’on ne voyait que ce l’on voulait bien voir ? Elle se plaisait dans ces masques différents qu’elle chaussait chaque matin, pourquoi changerait-elle une situation qui la satisfaisait pleinement ?

Elle plissa les yeux un instant. Des flashes affluèrent, imprécis, flous mais tellement vif, à l’image des mirages assaillant un homme en perdition en plein désert. Ils mettaient en scène une jeune fille au teint pâle, le visage émacié qui fixait inlassablement un point dans l’horizon. Respiration imperceptible. Profil droit. Regard fixe. Lolita. A moitié morte. Ou bien à moitié vivante, tout dépendait le point de vu que l’on décidait d’adopter. Être fragile qui semblait à des milliers de kilomètre de l’endroit où reposait présentement son corps recouvert d’ecchymoses. En réalité, elle n’avait jamais été là, elle n’avait jamais été nulle part. Condamnée à vivre par procuration l’existence de ses héros de romans préférés. Que ne donnerait-elle pas pour être cette princesse promise à un homme qu’elle n’aimait pas et qui, avide de liberté et de nouvelles expériences, abandonnait tout du jour au lendemain pour aller à la conquête du monde ? Ou bien encore cette jeune fille ayant eu la chance d’expérimenter la plus belle histoire d’amour dont toutes les filles rêveraient ? Combien de fois n’avait-elle pas imaginé son prince charmant –car oui, elle était intimement persuadée que tout le monde en avait un- surgirait soudain, fier et droit sur son majestueux cheval pour l’emmener loin de toute cette ambiance ô combien médicamenteuse ? Et un jour il débarqua, plus beau que dans ses songes fantasmagoriques. Joshua qui parvint presqu’immédiatement à s’imposer comme le roi. Le maître suprême pour lequel elle se damnerait corps et âme. Elle n’avait jamais su distinguer les chimères fantasmagoriques dans lesquels elle se jetait avec avidité afin de fuir un quotidien qui ne lui avait jamais donné aucune satisfaction et la réalité.

Le médecin et son équipe quittèrent la pièce, laissant une Lolita seule et désemparée. Elle ne savait pas où elle était, qui elle était et encore moins ce qui lui était arrivé, ce qui avait le don de la rendre fébrile. Elle observa ses jambes bandées jusqu’aux cuisses. Un accident de voiture avait dit le docteur. Ce qu’elle ignorait ce qu’elle avait perdu beaucoup plus que sa mémoire. Toute sa famille y était passée. Une banale sortie familiale, comme ils en faisaient tous les week-ends. Quelque chose d’anodin. Bien qu’elle fût désormais majeure et vécût seule, elle restait très proche de ses parents, si bien qu’elle leur réservait le minimum d’un jour par semaine. Elle les considérait comme essentiels à son équilibre. Elle ne s’était jamais imaginée vivre sans eux, malgré leur chevelure sans cesse grisonnante, signe de vieillesse exacerbée –passons sous silence leurs nombreux rhumatismes et autres maladies que seul un âge avancé était susceptible de créer. Et pourtant, elle n’avait plus le choix aujourd’hui. Un moment d’inattention. Une priorité bafouée. Un brutal mouvement de volant. Un crissement de pneus. Le décor qui les attirait inexorablement. Et le néant. Le vide. Le manque. Heureusement, sa commotion cérébrale lui offrait quelques instants de répit, elle n’aurait pu à la fois affronter son état physique et sa solitude nouvelle. Chaque chose en son temps avait-on coutume de dire. N’en demeurait néanmoins, qu’elle n’avait plus personne désormais. Pour quelqu’un qui n’avait jamais appris à se débrouiller par elle-même, ayant toujours ses géniteurs derrière elle pour veiller à ce que tout se déroule convenablement, elle aurait énormément à faire. Cependant, pour l’heure, Morphée réclamait sa présence.

Les choses auraient pu s’arrêter là. La jeune femme retrouvant finalement la mémoire et n’ayant d’autre choix que de faire face à cette douloureuse tragédie, seule. Dieu que la solitude la terrifiait. Petite, malgré sa timidité, elle s’était toujours arrangée à avoir toujours au moins une personne à ses côtés et puis elle savait que ses parents, eux, seraient toujours là. Toujours ne rimaient jamais avec humanité. Humains, êtres éphémères qui devraient cesser d’appréhender l’éternité. Une telle chose n’existait pas ici bas, cette leçon fût certainement la plus couteuse de tout son existence. Pourtant, sa bonne étoile aidant sans aucun doute, elle bénéficia de l’aide du fameux Joshua, l’homme qui lui avait tapé dans l’œil. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ce dernier avait décidé de la prendre sous son aile et ne s’en souciait que très peu à vrai dire. Elle, petite fille coincée dans un corps d’adulte, elle croyait encore aux contes de fée et avait vu en lui son courageux prince charmant qui venait sauver la princesse d’un gouffre de solitude, et déjà à l’époque Lolita était amoureuse de lui. Amour au premier regard. Coup de foudre. Coup de cœur. Assourdie par les violents battements de son organe de vie, elle n’avait cessé de songer à lui depuis cette fameuse où elle l’avait surprise dans une situation plus qu’embarrassante. Elle avait passé sous silence son geste, comme une adolescente qui aime pour la première fois, plus rien n’avait eu d’importance, le monde n’existait plus, la terre semblait s’être dérobée sous ses pieds, ne subsistait que cette sensation de légèreté. L’homme de sa vie était devant elle. Elle le savait. Elle le sentait. Une évidence. Evidence qu’elle avait ressentie au plus profond de son être. Cela lui rappelait le récit que lui avait fait sa mère à propos de son père, de la manière dont elle avait saisit qu’elle avait en face d’elle l’homme auprès duquel elle vieillirait « Dès que mes yeux ont croisé les siens, j’ai compris » lui avait-elle répondu avec un grand sourire « Toi aussi quand tu rencontreras le bon, tu le sauras » avait-elle rajouté d’une voix douce. C’était donc de cette certitude à laquelle sa mère faisait référence. Une certitude si forte qu’elle avait l’impression d’être invincible, étrange phénomène s’était-elle faite comme réflexion. Depuis, elle n’avait cessé de rechercher son attention, d’attiser son intérêt et tous les moyens étaient bons pour y parvenir. Vous comprendrez donc qu’elle ne put que répondre positivement lorsque l’être aimé lui proposa de vivre avec lui. Rien n’était encore gagné, mais Lolita n’avait pas encore dit son dernier mot. Elle n’avait plus que lui désormais et comptait bien rester à ses côtés indéfiniment, même s’il ne l’aimait pas, au fond, elle s’en fichait, tant qu’il lui permettait de rester auprès de lui, le reste était secondaire.