Ses phalanges lançaient. Lentement, il pliait et dépliait ses long doigts osseux, observant chaque cicatrice laissée par les pierres tranchantes de ces murs qu’il escaladait, chaque rainure creusée dans sa peau trop pâle, trop blanche, qui lui rappelait chaque jour la perte de ses éternelles plumes noires ; ses plumes, ses ailes, sa liberté. Lui. Il les sentait peser, au bout de ses épaules, et s’il n’avait trouvé à les occuper, à quoi ces bras auraient-ils pu lui servir ? Il serra le poing, convulsivement. Il n’avait pas expressément participé à ce complot, mais il pouvait encore sentir les effets du sortilège qui l’avait changé en pierre s’infiltrer dans ses muscles, comme un venin coulant dans ses veines. Parfois, il lui arrivait de ne pas parvenir à bouger un doigt, peut-être deux, ou alors sa mâchoire se bloquait ; autant de réminiscences de ce dernier instant où il avait été transformé en sculpture, se camouflant peut-être trop naturellement dans le décor macabre du château éboulé de Maléfique. L’impuissance l’avait rendu fou ; et puis, ce hurlement. Ce hurlement désincarné qui résonnait encore dans son esprit corrompu, aseptisé, clinique... La seule chose qui avait su effacer la suffisance de son visage pour le remplacer par la haine, la colère, le dégoût, et cette déchirure qui lui lacérait toujours la poitrine, là, un peu au niveau du cœur. Là où l’épée avait transpercé le sien. Dans sa prison de pierre, Ezra s’était juré qu’un jour, il parviendrait à venger la mort de Maléfique, cette femme brillante et vénéneuse, qui, sans doute, avait trop été aveuglée par la vengeance. C’avait peut-être été son erreur.
Il s’était promis de ne pas la commettre.
Assis sur le toit du monde, Ezra observait la forêt de buildings aux couleurs ternes transpercer comme autant de lances désillusionnées l’éclat persistant et immortel d’une voûte céleste utopique. Les rayons morts laisseraient naître les lueurs narquoises des étoiles ; le ciel, clair, annonçait une nuit agréable. Les jambes pendant dans le vide, gouvernant l’avenue éclairée des lumières blafardes des lampadaires, Ezra observa l’agitation de ce début de soirée, plongeant sans vertige aucun ses prunelles sombres en contrebas, lui qui restait perchée sur le balcon du dernier étage d’un des immeubles les plus hauts de Fantasia Hill. Il l’avait soigneusement choisi pour sa hauteur : il n’avait accepté son enveloppe charnelle qu’à cette condition. Que, perché au-dessus du vide, il puisse sentir ses plumes sur ses bras nus, le vent fendu par son bec d’or et la puissance de ses ailes coulant sur les courants ascendants. C’était sa condition. Sa seule condition.
Il tourna à peine la tête, invitant le gamin à s’exprimer. Il ne savait pas exactement pourquoi il avait choisi cette voie, à vrai dire, il s’y était mis plus par évidence que par véritable volonté. Il n’avait jamais eu un fond particulièrement bon, et n’avait pas eu l’intention de se convertir maintenant qu’il tenait sur deux jambes, mesurait plus de quarante centimètres au garrot et se dotait de bras terminés par des mains utiles quand on savait s’en servir correctement. Pourquoi la drogue était une question intéressante, néanmoins. De là où il venait, la morale puritaine faisait loi et Maléfique, si elle ne savait en voir la couleur, avait des idéaux bien plus élevés que le trafic de stupéfiants. Parfois, il se demandait ce qu’elle en penserait, si elle apprenait la véritable nature de sa profession – car il ne pensait pas se tromper si, apprenant seulement qu’il était pianiste concertiste, elle le renierait purement et simplement pour son manque d’ambition. Peut-être le rabrouerait-elle et l’enverrait-elle vers des horizons qu’elle jugeait meilleurs pour lui, ou reprendrait-elle tout simplement sa place à ses côtés… comme celle à l’intelligence aiguë qui méritait toute sa loyauté. C’était quelque chose de profond, de viscéral pour lui ; quoiqu’elle dise, quoiqu’elle fasse, Ezra était incapable de penser une seconde lui être infidèle, la trahir… l’abandonner. Il avait déjà le goût amer de son impuissance, prégnante sur son palais, alors qu’il ne pouvait que l’entendre mourir, au loin, trop loin de lui ; alors, oui, si elle lui demandait d’interrompre ses activités pour la seconde, il le ferait sans hésiter.
Alors, il lui arrivait de se demander pourquoi il avait choisi la drogue pour s’assurer des revenus confortables et satisfaire son attrait pour le monde souterrain de l’immoralité et des complots. Lui n’avait pas une haute opinion de la drogue ; voilà une chose dont il était sûr qu’il n’y toucherait jamais. Ironie, alors qu’il en produisait, qu’il en créerait, qu’il en faisait son pain quotidien ; seulement, les effets secondaires des substances psychotropes le rebutaient. Perdre le contrôle de soi, rêver éveillé, vivre dans un nuage de coton pour ne pas avoir à regarder cette pluie noire et gluante qu’était la réalité, c’était bon pour les faibles, et Ezra s’entendait ne pas être de ce bois-là. Il n’avait jamais failli, il n’avait jamais échoué, il ne supportait pas même cette idée, et son sens de la réalité, presque fataliste, ne le prêtait pas pour ces délires illusoires. Il avait toujours affronté la pluie noire sans chercher à s’en protéger – peut-être, après tout, parce qu’il contribuait à peindre de couleurs sombres une réalité décadente. Peut-être. Non, il n’avait pas choisi la drogue pour l’attrait qu’elle représentait et, même, pas non plus pour ses revenus plus que prolifiques.
Non, il avait choisi la drogue pour l’empire qu’elle créerait dès l’instant où l’on pouvait affirmer, chuchotement intime et étouffé, qu’on pouvait offrir une parcelle de rêve à ceux qui n’en pouvaient plus de glisser et s’effondrer sous la pluie noire et gluante.
La puissance, la domination, l’influence, la crainte. Sa nature aspirait à ces quatre mots, à ces quatre effets ; c’était ça, sa drogue. Et il avait construit son empire. Retiré dans ses souterrains obscurs, il avait attiré ses acolytes et ses ennemis, il s’était attirée la loyauté craintive de ceux qui n’étaient pas en mesure de connaître l’homme qui s’était gravé dans la peau le dessin de son propre squelette. Le mystère autour de ce choix le rendait plus effrayant, presque plus respecté. Il en riait, quelques fois. Ca ne lui avait pas pris beaucoup de temps, au fond, et à peine de volonté. Juste quelques phrases, le désintérêt, et l’échine pliée, on l’avait écouté. La puissance, la domination, l’influence, la crainte. Il n’en jouissait pas ; mais il était fait pour cela. C’était sa nature. Sa
vraie nature.
« T’as jamais le vertige, hein. »
Le garçon restait en retrait, incapable de franchir le pas de la baie vitrée pour le rejoindre sur le balcon. Son vertige le prenait à la gorge. Devant le silence d’Ezra, il déglutit et reprit :
« Un gars s’est fait serrer. Il n’avait que de la coke, mais… »
Il attendit, peut-être une réaction, au moins une parole ; le ton de sa voix trahissait son état désemparé. Il était jeune, raison pour laquelle il le gardait tout près de lui, histoire de s’assurer qu’il n’était pas de quelques services secrets qui auraient des doutes sur le pianiste concertiste qui faisait salle comble quasiment chaque soir où il se produisait – après tout, c’est bien connu, les artistes sont des drogués par nature. Combien étaient à la tête de leur propre cartel ?
« C’est bon, rentre chez toi. Ils savent s’occuper de ça. »
Le gamin sembla hésiter avant d’acquiescer, de tourner les talons et de quitter l’appartement, sans doute très heureux de pouvoir rejoindre le sien, au rez-de-chaussée d’un immeuble.
Il n’avait jamais eu besoin d’être entouré ; Maléfique lui était suffisante. Sans elle, il préférait être seul ; le mafieux solitaire, taciturne, condescendant et connard, tant qu’à faire. Il souriait souvent quand il entendait ce qu’il se disait sur lui, dans les égouts, mais après tout, ils n’avaient pas complètement tort. Le miroir lui renvoya l’image de l’homme qu’il était devenu, à la face cadavérique et constamment épuisée.
Tu cherchais quoi, avec ton tatouage ? Le crâne ouvert, le cerveau à l’air.
Te donner un genre ? Faire passer le temps ? Il passa une main sur sa tête, la fit glisser le long de son visage, l’arrêta sur sa joue droite, la recouvrant ainsi que son œil.
Montrer que t’es plus fort que la mort ? Même son regard parfois désespérément vide rendait parfaitement dans le décor. Pas, ou peu, d’étincelles, jamais… insensible, disaient-ils.
Il attendait ; c’était ce qu’il faisait de mieux. Attendre. Attendre qu’elle réapparaisse. Attendre.
L’attendre.
Il soupira, gratta sa nuque, le long des vertèbres de sa colonne vertébrale. La solitude ne l’avait jamais beaucoup gêné, mais parfois, elle devenait pesante.
Va faire ton cadavre ailleurs avant d’avoir une araignée au plafond, Diablo. L’air était toujours plus vif sur la jetée, faisant de l’endroit l’une de ses places favorites. Sentir le vent sur son visage était un luxe dont il ne pouvait plus profiter selon son bon plaisir, dépendant des caprices de la météo ; encore une chose qui le rendait ennemi de sa propre condition. S’il avait trouvé des alternatives, ce n’était jamais que partie remise jusqu’à ce que le poids de son corps se rappelle à lui. Les mains dans les poches de son jean noir, il déambulait sur la jetée, observant la ligne d’horizon se fondre progressivement jusqu’à s’éteindre, et joindre ce qui appartient à la terre et au ciel pour ne former qu’une masse noire, indistincte et effrayante. L’eau était plate, tranquille, reflétant avec flegme les tâches lumineuses des lampadaires.
Lorsqu’un éclat se brisa dans un remous.
Fronçant les sourcils, Ezra s’approcha du bord de la jetée et s’assit sur ses talons ; son passif de corbeau lui avait au moins laissé l’acuité de sa vue qui pourrait s’apparenter à celle d’un aigle. L’eau s’était calmée, de nouveau plate comme une mer d’huile, et la tâche de lumière jaune s’était reconstituée ; il manqua de sursauter lorsque de nouveau, la surface se fendit soudainement.
Ce n’était pas une question de morale ou de quoi que ce soit d’autre dans le même ton ; ce n’était pas même une question de conscience. Il avait assisté Maléfique, c’était une évidence, et qu’Aurore meure des manigances de sa sorcière ne l’avait jamais vraiment dérangé ; ça n’avait jamais été son intention, ni de la tuer, ni même de la sauver. Les décisions, les pulsions, les complots des autres ne l’atteignaient pas. Après tout, il n’était qu’un charognard ; il dévorait les cadavres jusqu’à l’os. Il se désintéressait des autres dès qu’ils avaient payé leurs doses et rendu des comptes à son cartel, ce qui leur arrivait par la suite n’était que la conséquence de leur stupidité – fort lucrative, soit dit en passant. Qu’ils meurent ou qu’ils vivent… Peu lui importait. Alors, non, ce n’était pas une question de morale ou de quoi que ce soit d’autre dans le même ton, ni même une question de conscience. Après tout, l’arme qu’il portait sur lui, mais s’il n’aimait pas beaucoup la toucher, témoignait de sa bonne foi de criminel organisé.
Pourtant, il sauta.
C’était une enfant, pas plus lourde qu’un fétu de paille. Allongée sur la jetée, sous l’éclat blafard des lampadaires, elle lui paraissait maigre, trop maigre, pâle, trop pâle.
Qu’est-ce que tu foutais là-dedans ? Elle n’avait sans doute jamais rien demandé à personne, gentille et naïve enfant, alors comment s’était-elle retrouvée à manquer de se noyer ? Ezra tenta de se rappeler les gestes de premier secours, mais s’il n’était pas un fanatique de la gâchette, il n’avait pas pour autant prévu de sauver des vies. Ce n’était pas exactement inscrit dans son job. Maladroitement, il commença un massage cardiaque – un, deux, trois, quatre, cinq – et se faisait la réflexion qu’il y avait peut-être une question de bouche-à-bouche dans cette histoire quand un spasme agita la poitrine de la jeune fille et la força à expectorer. Ezra leva les mains et s’écarta légèrement d’un pas en arrière, demeurant accroupie, et observa l’enfant reprendre des couleurs à mesure que l’air coulait dans sa gorge. Ça devait faire mal.
Eh, je te rappelle que t'as une gueule de cadavre et que tu viens de la sauver, alors je crois pas que sa gorge irritée va être son plus gros souci.Il se demandera, plus tard, pourquoi il avait agi de la sorte. Pourquoi avait-il sauté, pourquoi l’avait-il sauvé, pourquoi ne s’était-il pas contenté de la laisser sur cette jetée une fois assuré qu’elle ne mourrait pas aujourd’hui, sous ses yeux et à cause de sa non-assistance à personne en danger. Ezra n’aimait pas prendre des vies, mais ça ne le rendait pas plus clément qu’un autre mafieux : une personne devait mourir si elle l’avait mérité. Et peut-être l’avait-elle mérité, qu’en savait-il ? A cet instant, il s’était fait la réflexion que si ç’avait été le cas, eh bien, il s’exécuterait. En attendant, il n’en savait rien.
Maintenant, il ne voulait pas savoir.