Maman avait les larmes aux yeux. Papa avait la mâchoire serrée et le poing plaqué contre ses lèvres. Un silence lourd et étouffant avait pris place dans le salon depuis que nous avions allumé la radio. Danny dormait paisiblement sur mes genoux, la respiration lente. Il n'était pas atteint par tout cela. Il ne comprenait pas, il était trop petit. Peut-être avait-il cette chance de voir tout avec ses yeux d'enfants, de voir tout comme s'il s'agissait d'un jeu, d'une histoire, d'un conte. Il pouvait sourire sans se forcer et ses yeux n'avaient pas au fond cette ombre que tous les adultes ont depuis le début de la guerre. J'enviais son innocence. Moi je l'avais déjà perdue. Elle était coincée sous les décombres de mon école, explosée par les bombes ennemies. J'avais essayé plusieurs fois, en vain, de l'extirper. Mais je manquais de force, je manquais de conviction. Lorsqu'on a vu ce que j'ai vu, rien au monde ne peut vous paraître à nouveau comme avant. Il fallait que je me fasse une raison. J'avais grandi plus vite, poussée vers l'âge adulte par le bruit des missiles, la peur constante, le ventre noué, la gorge serrée. J'aurai tout donné pour pouvoir encore une fois, rien qu'une seule, retrouver mon rire d'enfant. Voir Maman sourire et me regarder avec douceur. Elle tentait par moment de cacher son désarroi face à cette guerre. Danny ne voyait rien, mais moi je savais.
Papa se leva et alla lentement éteindre la radio. Ils avaient écouté tout ce qu'il fallait entendre. Sans un mot, il posa un furtif baiser sur les lèvres de ma mère, se pencha vers Danny pour embrasser son front et en fit de même pour moi. Ce fut un baiser amer, plein de tristesse et de mélancolie. Puis il sorti de la pièce pour aller se coucher. Maman ne bougea pas immédiatement, elle soupira doucement, puis tourna les yeux vers nous. Je la dévisageais, cherchant à deviner si elle savait ce qu'il adviendrait de nous, de nos voisins, de notre pays, de notre vie. Mais je ne lisais que trop d'incompréhension et de stupeur. Elle se leva à son tour et lentement elle prit Danny dans les bras avant de me faire un signe de tête pour que je la suive. Je montais les marches, suivant l'ombre de ma mère. Elle s'effaçait peu à peu dans la pénombre. Je la regardais s'éloigner, m'arrêtant au beau milieu de l'escalier. La nuit l'avait emportée, elle et mon frère.
Je serrais les poings et fronçais les sourcils. Comment osait-elle ? Comment pouvait-elle faire ça ? Dehors, des gens mourraient, Papa pouvait mourir à tout moment et elle, elle s'amusait à raconter des histoires stupides. On ne pouvait plus faire semblant, nous avions atteint un point de non-retour. Comment pouvait-elle continuer à regarder Danny et à lui raconter toutes ses bêtises sans avoir honte ? C'était terminé tout ça. Terminé. Notre enfance était bafouée, il fallait qu'elle se rende à l'évidence. Il n'y avait plus de place pour les rires innocents, pour les histoires, la poussière de fée. Il n'y avait plus rien. Juste la guerre, la peur et les bombes. N'ouvrait-elle pas les yeux ? Ne voyait-elle pas tomber ces météorites d'acier faire trembler les murs et tout détruire, tuer, exterminer ? Ne voyait-elle pas que notre vie ne sera plus jamais comme avant ? J'étais en colère contre elle, contre toute cette naïveté qu'elle feintait. Elle pensait m'avoir, mais j'étais bien plus grande qu'elle ne le pensait. Elle s'activait à me faire écouter ces stupides histoires avec ces stupides Peter Pan. Pourquoi voulait-elle à ce point nous pousser à croire à un monde imaginaire ? La vérité était là, le réel était sous nos yeux, nous ne pouvions l'ignorer et le repousser serait une grave erreur. Fermer les yeux n'a jamais été une bonne chose. Ne le savait-elle pas ? J'en avais assez de l'entendre, de la voir. Papa était loin, sûrement allait-il mourir. Tous les jours les bombes nous secouaient, tous les jours notre vie était menacée, mise en suspense, l'épée de Damoclès frôlait notre crâne, les Parques sur le point de couper le fil. Elle voulait que je le fasse. Elle voulait que je remplisse à mon tour la tête de Danny de toutes ces bêtises. Nous devions partir, loin, à la campagne. J'ai hurlé, je refusais de trahir mon petit frère en lui mettant un voile devant les yeux. Il était jeune, mais la vie faisait qu'il devait grandir beaucoup plus vite que prévu, lui cacher était inutile.

Et puis c'est arrivé à moi aussi. J'ai vu et j'ai pu croire. J'ai pu croire à un jour meilleur, un monde meilleur. J'ai vu la magie, j'ai vu l'espoir, j'ai vu l'amitié et l'amour, j'ai vu la solidarité, j'ai vu le combat. J'ai vu tout ce qu'il me manquait à croire. Peter Pan m'avait redonné l'envie de vivre et d'y croire. Le coeur rempli de poussière de fée, de retour chez moi, je n'étais plus la même enfant. J'avais certes toujours cette maturité que l'on ne pouvait me retirer à présent, mais tout me semblait plus beau, tout me semble encore possible et je devais transmettre tout cela à Danny. Je me précipitais dans sa chambre pour lui parler de Peter et du pays imaginaire, de Clochette et Crochet. Je voulais qu'il vive, lui aussi, à travers mes histoires, ce qui m'avait soudain rendu plus forte. Je comprenais Maman. Oh oui je la comprenais si bien. Comme jamais. Et elle me comprenait à son tour. Une complicité était née cette nuit là, que rien ne pouvait détruire. Du moins, c'était ce que je croyais... Ma vie bascula une nouvelle fois. Je ne sais pas si cette fois-ci ce fut plus terrible que la guerre émotionnellement et psychologiquement parlant. Je me retrouvée perdue au milieu de nul part. J'ignorais où j'étais. J'ignorais qui j'étais. J'avais un corps de femme, j'avais perdu tout mes repères. J'ai erré un moment à la recherche de quoi que ce soit pouvant me rassurer: un visage familier, un endroit que je connaissais. Mais rien. La nuit tomba et seules les étoiles et le ciel noir me semblaient être mes amis. C'était là bas chez moi. Pas ici. Les jours passèrent et je m'habituais doucement. J'avais appris qu'on pouvait étudier les étoiles à l'école alors je m'y rendais tous les jours. J'avais l'impression de me rapprocher de chez moi. Il m'arrivait de leur parler, de leur demander de l'aide. Mais elles ne bougeaient pas. Elles étaient toujours là haut, loin, et moi toujours aussi bas. Je vivais dans un nouveau monde, regrettant toujours l'ancien.