LE PAYS DES DÉLICES, IL Y A VINGT ANS.

Toute la cour avait été réunie en cet heureux jour du cinquantième anniversaire du roi. J’étais, parmi d’autres, située au premier rang de ce jubilé qui était annonciateur d’un temps tout aussi heureux que  les cinquante années passées. Je regardais avec émerveillement le roi, veuf depuis plusieurs années maintenant, vêtu de pied en cap de l’habit royal traditionnel. À ses côtés se tenaient ses deux fils,  richement vêtus, notamment le plus âgé qui regardait avec hauteur le reste de l’assemblée. Je faisais une légère moue. Les trompettes sonnèrent, je regardais alors le conseiller s’approcher, la couronne du roi posé sur un cousin dans une main et le spectre royal dans l’autre. Telle avait été la volonté du roi, pour ses cinquante ans, il voulait revivre son couronnement, effectué voilà plus de deux décennies et demie. Je lançais un regard joyeux au plus jeune des princes, qui m’adressa un sourire sincère alors que son père se mettait à genoux. Symboliquement, le conseiller posa la couronne sur la tête du roi et prit le spectre entre ses mains. Le cristal qui était en temps normal d’une translucidité pure, vira en un rouge sombre, annonciateur de toute cette supercherie. Le conseiller me regarda, d’un regard vide. Sans doute ignorait-il qui j’était dans toute cette foule, et ce fut pour le mieux. Il leva le spectre dans les airs, ce dernier se changea en une épée affûtée qui ne tarda pas à s’abattre sur la nuque du roi, le décapitant d’un coup sec. Je portais mes mains à mes lèvres pour m’empêcher de hurler, alors que les nobles présents commençaient déjà s’affoler. « Nul roi humain pour le pays des Délices désormais, mais bel et bien un roi des souris. » Aux balcons s’avancèrent des souris armées d’arbalètes tandis que des rongeurs armés ouvraient en grand les portes de la salle. La souris se tourna alors vers les deux princes. « Aucun de vous ne me défiera, soyez maudits ! À celui qui pendant trop longtemps m’a fait ombrage, une vie de casse-noisette il goûtera. » Un éclair rougeâtre frappa le prince ainé, qui se transforma en un casse-noisette. Une forte brise souffla dans la salle, le faisant s’envoler et disparaître par une fenêtre. Le roi se tourna alors vers le prince cadet. « Quant à toi, petit dernier, je … » Je me transformais alors en une fumée cotonneuse avant d’envelopper le prince et de nous faire disparaître tous deux, dans un hurlement d’énervement de la part du roi des souris.

LE PAYS DES DÉLICES, IL Y A DIX ANS.

Avançant d’un pas voluptueux dans les jardins de mon palais aux bras du Prince Orgeat, je caressais sa main d’un geste doux. Dix ans sans nouvelles de son frère aîné, une véritable tragédie … Le pays des délices n’était plus que l’ombre de lui-même. Détruit par une malédiction jetée par cette saleté de roi des souris, pillé par les souris en elles-mêmes, ses habitants changés en pierre, sa famille royale éparpillée aux quatre vents et son prince héritier détesté de tous, le pays sombrait dans l’ombre et la cruauté depuis dix ans. J’avais été contrainte de fuir, j’avais pris le jeune prince sous mon aile, mes fées avec moi, mes pages et j’avais effacé mes traces pour que le Roi des souris ne puisse remonter jusqu’à moi. J’avais cédé ce royaume enchanteur au père des princes, mais il était hors de question que ma terre natale ne devienne mon tombeau … J’étais impuissante face à cette magie noire, impuissante de lever les sortilèges tant que leur source vivait encore. Alors j’avais attendu, exilée sur une île au large de la mer de pierres, une mer dangereuse et presque impossible à traverser. Mais c’est alors que l’espoir s’était rallumé, sans que je le remarque. Des flocons de neige se mirent à tomber devant nous, signe que des  fées avaient à me parler. Je m’excusais auprès d’Orgeat et m’éclipsais en direction du puits. Une fée des neiges était assise sur le rebord du puits, m’attendant. « Fée Dragée. » Elle se leva et s’inclina. « Que se passe-t-il Mona ? » Je souriais. « Une nouvelle attaque du roi des souris ? » Elle était resplendissante, pas plus grande qu’une marguerite, elle réchauffait les jardins ternes de mon palais. « Une grande nouvelle votre grâce ! Le prince, l’héritier, il vient d’atterrir dans notre grotte ! Il est revenu votre grâce ! » Je sautais de joie, joignant mes mains. « Menez-le jusqu’à la forêt des pins épicés, les fées des fleurs le guideront jusqu’à moi. » La petite fée sembla gênée. « Il n’est pas seul, Fée Dragée, une humaine l’accompagne, elle a subi un sortilège du roi des souris. » Je souriais. « Soit, sortez-les de votre grotte, faîtes en sorte que le prince se confronte au roi et une fois son ombre chassée, menez-le à la forêt, vos cousines prendront le relais. Merci Mona et bonne chance. » La fée se transforma en flocon de neige et monta vers le ciel. Je courrais alors annoncer la bonne nouvelle au Prince Orgeat.

LE PAYS DES DÉLICES, IL Y A NEUF ANS.

Je descendais les marches de verre lentement, les portes de marbre étaient closes devant moi. Je percevais l’euphorie dans Confiturembourg, ma ville renaissait avec l’arrivée de cette poupée de bois. Je souriais, époussetant ma robe de voiles rose, repliant mes ailes brillantes et translucides avant d’ouvrir les portes d’un geste du doigt. La magie blanche était de nouveau là, la lumière renaissait, le roi des souris avait trépassé. Je m’avançais d’un pas assuré en direction du couple d’aventuriers, le prince Orgeat venait de retrouver son frère et avait la larme à l’œil. La jeune Clara, quant à elle, était émerveillée, les roses cristallisées qui tombaient du ciel, les cris de joie du peuple et de la noblesse, mon palais scintillant. Tout ceci devait être un tableau des plus merveilleux. « Braves et courageux vous avez été, l’ombre du roi des souris s’est évanouie et la paix est revenue dans notre pays. En récompense de vos actes pleins d’héroïsme, je consens à vous offrir ce que vous désirez le plus au monde … » Je me tournais vers le prince héritier. « Prince ? » « Je voudrais retrouver ma forme humaine Fée Dragée. » Je souriais. Je passais ma main devant le prince, de haut en bas, le transformant petit à petit. « Que cette chance retrouvée soit synonyme d’un règne glorieux, juste et paisible. » Je me tournais ensuite vers Clara. « Quant à vous, jeune humaine ? » Je souriais. « Je veux retourner chez moi. » Je penchais la tête. « Est-ce vraiment ce que vous désirez ? » Clara regarda le prince héritier, qui lui lança à son tour un regard équivoque. « Oui, je suis certaine. » « Très bien, que votre retour chez vous soit plus doux que votre arrivée ici et tous les habitants du pays des Délices vous remercient pour votre investissement et votre aide. Bon retour mademoiselle Clara. » Je clignais des yeux. Clara disparut.

FANTASIA HILL, IL Y A QUELQUES MOIS.

Assise dans le sofa du salon, regardant d’un air penseur le feu qui crépitait dans l’âtre, un verre de vin à la main, j’affichais une mine impassible. Baldr entra dans la pièce, prit place à mes côtés et me lança un regard. Aucune idée de la mine qu’il afficha, j’étais restée fixée sur ce feu crépitant. « Il est inutile de boire Gabrielle. » Je souriais, malicieusement avant de me tourner vers lui et lâcher un rire moqueur, puis de me lever d’un mouvement sec. « Qu’est-ce qu’il est utile de faire dans ce cas ? » Je me tournais, prête à quitter la pièce. « Bon sang, parle-moi, je ne comprends pas ce qui se passe, je ne comprends pas ! Nous avons tout ce que nous désirons ici, une belle maison, une belle vie à l’abri de tout, nous sommes en vie, plus personne n’est là pour nous nuire. » Je riais. « C’est vrai … Pourquoi suis-je aussi triste ? Quelle superbe vie nous avons Orgeat. » « Baldr maintenant … C’est Baldr. » Je le pointais de la main. « C’est exactement pour ça que je suis de mauvaise humeur ! Vous, tous autant que vous êtes, vous vous êtes accommodé de cette triste vie ! On a échangé une vie parfaite contre cette vie humaine misérable ! » Je perdais mon sang-froid peu à peu. « Aucune vie n’est parfaite, pas même celle que nous avions au pays des Délices. » Lança Orgeat. Je souriais, dodelinais de la tête négativement avant de me retourner, retenant des larmes qui voulaient couler. « La mienne l’était. Un sublime château, une beauté intemporelle, une vie éternelle, des pouvoirs, une renommée, un pays paisible, un homme à mes côtés, des possibilités … J’avais une vie parfaite. Nous avions une vie parfaite depuis la mort du roi des souris. » « Gabrielle … Nous avons des possibilités ici aussi. Il suffit d'ouvrir les yeux ... » Je me retournais avant de jeter mon verre contre le mur. « Arrête de m’appeler ainsi ! » Hurlais-je. « Je suis la Fée Dragée, celle qui pouvait lever n’importe quelle malédiction, celle qu’on aimait pour sa gentillesse et sa générosité, celle qu’on idolâtrait pour sa grâce et sa beauté ! Je ne suis pas cette Gabrielle terne qui porte des jeans et qui se maquille, cette humaine n’est qu’une pâle copie de moi-même ! » Je riais. « Nous n’avons aucunes possibilités ici ! Nous ne pouvons pas avoir d’enfants, nous ne pouvons pas nous marier, ce n’est pas notre monde ! Le souci, c’est que notre monde n’est plus le nôtre non plus, car notre pays a été détruit. Que nous reste-t-il de notre vie ? Rien, hormis des souvenirs. » Je tournais les talons, ouvrais la porte avant de sortir de la pièce en pleurant.