Un lustre en sucre se balançait doucement dans le vide, bien qu’aucun mouvement d’air ne vint troubler l’ambiance lourde qui régnait dans la Maison en pain d’épices. Hansel se tenait prostré en silence au fond de son cellule, juste en dessous, tel un canari blessé au bec cloué, guettant avec inquiétude le luminaire de crainte que celui-ci lui tombe sur le crâne. Il voyait la sorcière s’affairer avec un énorme soufflet pour attiser les braises du four. Hansel n’était pas dupe : le dindon, et ce n’était pas une farce, c’était lui. Il se demandait comment elle arrivait à être aussi habile avec le feu alors qu'elle avait les yeux blancs et vitreux d'une aveugle. Question d'habitude, très probablement, à en juger par les ossements qui jonchaient le carrelage en biscuit-caramel.
Gretel avait plus de chance, si l'on pouvait s'exprimer comme ça. Elle n'était pas cloisonnée entre des barreaux de sucre d'orge et ne figurait pas au menu, étant trop menue au goût de la sorcière. Certes, elle était enchaînée par les pieds et devait aider, hissée au rang de servante, la vieille peau maléfique à préparer la cuisson de son propre frère. Mais au moins, elle n'avait pas à manger toutes ces écoeurantes sucreries qu'Hansel était obligé d'ingérer pour s'engraisser. Lui qui mourrait de faim en arrivant ici, ne savait même plus mettre une dernière dragée en bouche. Il s'était goinfré, et le regrettait déjà. Il n'avait pas osé ne pas en manger au début, par peur de contredire la sorcière. Et dire que c'est la famine qui était à l'origine de tout cela, quel paradoxe.
Ils n'avaient jamais été riches, mais Hansel avait toujours eu l'espoir que leur solidarité familiale surpasserait cela. Idée erronée. Cette solidarité en question fut sérieusement ébranlée par le décès de leur mère, accusée de sorcellerie. Etait-elle ou non une sorcière, nul ne le sait ou, du moins, nul ne le dit. Elle fut brûlée, injuriée publiquement et leur père sombra dans une tristesse muette et profonde. Peut-être que leur clan aurait dû s'en sortir plus fort de cette épreuve, mais il n'en fut rien. Le père ne sortit la tête de l'eau que lorsqu'il rencontra au village, durant l'une de ses premières sorties post-dépression, une femme quelconque, ni importante ni des bas-fonds de la société. Les deux enfants se montraient froid à l'arrivée d'une belle-mère qui allait sans doute vouloir occulter la place que possédait la défunte, mais tentèrent de faire bonne figure devant elle. Il fallait bien lui donner sa chance, malgré leur scepticisme.
Au fil des jours, ils purent se faire un avis plus profond sur cette nouvelle maîtresse de maison; un avis négatif. C'est étonnant mais toutes les marâtres se ressemblent, comme si leur mission était de pourrir la vie de ceux qui occupaient la même maison qu'elles. Elles étaient comme de la vermine, et celle d'Hansel et Gretel n'échappait pas à la règle. Elle accaparait son père, le réprimandait à la moindre occasion, exigeait tout de lui, tout en faisant de lui un petit chiot docile pour qu'il ne la quitte pas. Et, bien entendu, ça fonctionnait.
Elle n'attaquait pas personnellement et directement les enfants, mais une certaine animosité était presque palpable entre eux et cette nouvelle venue un peu trop encombrante. Et ils eurent bientôt la preuve que cette belle-mère était tout aussi cruelle que le voulait la tradition.
C'était un soir d'automne. Les enfants s'étaient déjà mis au lit (ce n'était point leur belle-mère qui allait les border et leur souhaiter de faire de beaux rêves), mais peinaient à s'endormir. Hansel, las d'attendre en vain le sommeil, se leva.
« Où va-tu ? » demanda Gretel, dont la tête dépassait à peine de sa couverture.
Il est vrai que la température pouvait énormément chuter la nuit et que leur chambre était totalement dépourvue de poêle. Hansel lui répondit qu'il allait au petit coin, une cabane étroite à 100 mètres de la maison, dehors. L'excuse était ridicule, en réalité. Hansel et sa soeur ne mangeaient plus grand-chose car les récoltes avaient été maigres et que la nourriture devait être rationalisée de manière importante pour éviter la famine. Du coup, par la logique naturelle des choses, ils ne rendaient plus grand chose.
Hansel enfila ses chaussons et se dirigea vers la porte d'entrée. Il passa devant le salon mais s'arrêta quelques pas plus loin, alerté par des bribes de conversation et surtout par le ton alarmiste des deux interlocuteurs.
« Hartwig, tu comprends bien qu'à ce rythme-là, nous passerons pas l'hiver. Il faut trouver une solution. »
« Liesel, Liesel, Liesel... C'est justement la bonne saison, l'hiver, pour nous, les bûcherons. Les gens veulent se réchauffer et nous avons alors des pics au niveau des demandes. Nous pouvons toujours attendre de voir avant de prendre cette décision extrême... »
« Tu prendrais le risque de nous laisser mourir de faim ?! Tu devrais m'écouter, comme toujours. Perdre tes enfants dans la forêt est la panacée, et atténuera efficacement nos dépenses. » Son ton s'était durci et semblait sans équivoque. La voix soudainement timide du père lui répondit que, c'était entendu, il lui ferait confiance et irait conduire les enfants dans les bois au plus vite, demain matin.
Une sueur froide glissa le long de l'échine de Hansel. Il accourut réveiller sa soeur, qui était finalement tombée dans les bras de Morphée.
« Gretel, Gretel, réveille-toi ! » Il chuchotait mais il secoua sa soeur de toutes ses forces. Elle finit par se réveiller et l'interroger, de sa voix encore teintée des brumes du sommeil.
« J'ai entendu Papa dire qu'il allait nous perdre dans la forêt parce que la famine guettait le village ! »Sa soeur semblait dubitative, mais Hansel réussit à la convaincre. Il n'avait pas l'habitude de faire ce genre de mauvaises blagues après tout. Elle se redressa et glissa ses pieds dans ses souliers.
« Viens Hansel, j'ai un plan. »Ca y était. Leur père était parti. Il avait prétexté qu'il devait couper du bois et que ses enfants allaient l'aider à porter les bûches. « Attendez-moi ici, je reviens tout de suite, le temps de repérer les bons troncs. » Et il n'était jamais réapparut. Les deux enfants ne bougèrent pas pendant de longs instants, encore épris par l'espoir vain de revoir leur père, rongé par le remord. Mais il n'en était rien. Ils accusèrent difficilement le choc de l'abandon, qui prenait maintenant une forme on ne peut plus concrète. Enfin, ils commencèrent à marcher, main dans la main, en sachant pertinemment bien dans quelle direction aller. Ils suivaient un chemin de cailloux blancs, qu'ils avaient vite ramassés la nuit précédant leur visite en ces lieux et qu'ils avaient semés derrière eux tous les quatre pas.
Ils rentrèrent chez eux au milieu de l'après-midi. Ils avaient dû en effet faire de nombreuses pauses, leurs petites jambes n'étant guère habituées à de longues marches aller-retour. Ils ne s'attendaient évidemment pas à un accueil en fanfare, mais l'expression qu'avait Liesel en ouvrant la porte aurait pu faire perdre ses couleurs à un corbeau. Ils pensaient néanmoins s'en être définitivement tiré. Ils eurent en réalité qu'une douzaine d'heures de répit.
Le repas du soir, très frugal, se déroula dans un silence pesant, lourd et gênant. Hartwig avait les yeux rivés sur son assiette tandis que la marâtre jetait des regards assassins à l'ensemble de la tablée. Hansel quant à lui jetait des coups d'oeil interloqués à Gretel, qui semblait couper beaucoup plus de tranches de pain qu'elle n'en mettait dans sa bouche. Dès qu'elle se saisissait du couteau, la belle-mère faisait claquer sa langue contre son palais pour l'en dissuader mais Gretel l'ignorait avec superbe.
Le dîner pris fin dans le même silence avec lequel il avait commencé. Son père recula sa chaise violemment et enfila sa veste, jusque là suspendue à un crochet au mur.
« Les enfants, habillez-vous aussi. On va... couper du bois. » Hartwig n'était pas l'homme le plus original et convaincant pour ce qui était des motifs d'abandon. Sa voix était teintée de tristesse, et ses propres enfants ressentirent un élan de compassion et de pitié pour cet homme si fort physiquement mais qui était mené par le bout du nez par une pauvre femme qui n'atteignait même pas la cheville de sa première épouse.
Hansel hésita à suivre son père mais, voyant Gretel glisser ses bras dans un pull de laine et prête à sortir, il se résigna à enfiler un veston à carreaux. Puis, ils franchirent la porte pour un second voyage dans la sombre et dense forêt. Leur père la connaissait par coeur et il emprunta donc un autre chemin que celui de la matinée. Hansel se collait à sa grande soeur, intimidé par les grands arbres et l'obscurité d'encre. Il voyait encore le dos de leur père, qui brandissait une lanterne devant lui. Arrivé à une clairière, ce dernier fit volte-face, les embrassa et souffla la flamme. La seconde d'après, il avait disparu.
« Cette fois, on est perdus, perdus... » Un sanglot étranglait la voix du petit garçon, qui jetait des regards suppliants à sa soeur, à la recherche de réconfort.
« Je ne pense pas. » Sa détermination à retrouver leur foyer transparaissait dans la voix de Gretel. Hansel avait beaucoup d'admiration pour son aînée. Elle n'était pas beaucoup plus âgée que lui, à peine un an, mais elle lui semblait si forte, si ingénieuse, si intelligente. Pour résumer, elle semblait avec toutes les vertus et les grâces. De l'avis général de tous, elle était très mature pour une enfant de dix ans.
La main de Gretel glissa dans celle de son frère et elle l'emmena avec elle.
« Je sentais que Liesel n'allait pas s'arrêter là, après une défaite. Vu qu'on avait pas de temps pour ramasser d'autres cailloux, j'ai fait des réserves de pain pendant le repas pour les semer derrière nous, comme la première fois. Et j'ai de quoi nous éclairer, mais il faudra faire attention à ne pas gaspiller. » Elle fouilla dans la poche de son jupon et en sortit une boîte d'allumette. Elle en fit craquer une et la lumière des flammes sembla aveuglante dans la noirceur de la forêt. Elle chercha un peu le premier bout de pain et suivit donc le chemin ainsi tracer. La première allumette mourut, mais les yeux de Gretel s'était accoutumés et parvenaient à voir les indicateurs improvisés. Au bout de quelques mètres cependant, elle s'arrêta.
« Je n'en vois plus. »Elle se saisit avec fébrilité d'une allumette et dû s'y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à l'allumer. L'angoisse commençait à naître sur ses traits. Par terre, il n'y avait plus rien. Il y eu un bruissement d'ailes et un volatile passa à ras de leur tête, mie de pain dans le bec.
Gretel ramassa un bout de bois et le lança sur l'être à plume, les larmes aux yeux.
« FICHU VOLATILE ! ... là, on est perdus. » Elle lâcha cette deuxième partie de phrase dans sa souffle, pour l'avouer à voix haute sans pour autant que Hansel ne l'entende.
Depuis combien de temps erraient-ils dans les bois ? Quelle heure était-il ? A en juger par la lumière qui fragmentait le noir de l'atmosphère, il devait être environ 6 heures. Ils avaient un petit peu dormi, du moins Hansel. Gretel, elle, après avoir tenté d'allumer un feu, ne somnola que d'un oeil, afin de surveiller les alentours pour protéger son petit frère. De plus, ils mouraient de faim. La jeune fille avait encore dans sa poche une tranche de pain qu'elle coupait en morceaux pour son frère lorsque celui-ci en avait vraiment besoin. Ils marchèrent encore longtemps avant de tomber sur une clairière qui ressemblait fortement à celle dans laquelle ils avaient été abandonnés. Evidemment, tous les arbres, toutes les clairières, toutes les plantes se ressemblaient. Sauf que dans ce cas-ci, ils étaient persuadés de n'être jamais passés par ici. Et pour cause !
Devant eux, se dressait une demeure ce qui, en soi, constituait déjà un miracle. Mais en plus de cela, les murs et le toit étaient en pain d'épices; les tuiles semblaient être en biscuit colorés, collées grâce à une épaisse couche de crème chantilly; des bâtons de sucre d'orge faisaient figure de châssis. Décrire la maison était une tâche ardue car, peu importe où l'on posait le regard, un nouveau genre de sucrerie ornait la façade. Il ne fallut qu'un regard complice et incrédule entre les deux enfants pour qu'ils décident de se jeter sur la maison pour la dévorer.
Hansel enfournait dans sa bouche trois brownies, qui faisaient guise de fleurs dans un pot en pâte chocolat rempli de gelée, tandis que Gretel mordait goulûment dans un des macaron qui était encastré dans l'arche de la portée d'entrée quand soudain celle-ci s'ouvrit. Une voix douce s'en échappa.
« Entrez, les enfants, j'ai encore pleins de petites douceurs pour vous. Ca ne se fait pas de manger la maison des honnêtes gens, les friandises à l'intérieur y seront de toute façon meilleures. »Et ils s'engouffrèrent tête baissée dans le piège.
Ils ne mirent pas longtemps avant de constater que quelque chose ne tournait pas rond. De un, la porte avait disparu dès leur entrée. De deux, la voix de la sorcière n'avait rien à voir avec celle, enchanteresse, qui les avait conviés à l'intérieur. La vieille femme, parfaite définition du mot "cadavérique", les avait attrapés par le poignet lorsqu'ils eurent tendus le bras pour prendre de la nourriture.
« Hum. Tu es trop maigre, gamine. Mais toi, mon garçon, tu as du potentiel ! » avait-elle dit.
Elle avait poussé Hansel dans sa cellule avant de la verrouiller en vitesse et d'accrocher la clef à un crochet de métal sur le mur. Durant ces quelques rapides secondes, des chaînes magiques étaient apparues aux chevilles de Gretel pour les entraver.
« Je vous explique comment cela va se passer. Toi, dans la cage, tu vas manger toutes, et je dis bien "toutes" sans exception, les friandises que je vais te donner. Je vérifierai si tu grossis bien. »Hansel avait déjà remarqué qu'elle regardait dans sa direction mais sans vraiment l'observer lui. Son regard semblait un peu en biais, comme si ses yeux étaient rivés sur un point par dessus son épaule. Il était donc légitime de se demander comment elle comptait voir s'il prenait du poids. L'idée d'être enfermé et engrossé tel un cochon de ferme dans le but d'être mangé était à deux doigts de le faire plonger dans une crise d'angoisse, mais par un miracle quelconque, sa santé ne pâtit pas à cause du choc. Elle se tourna vers Gretel -ou plutôt vers où elle pensait qu'elle était, ce qui aurait été plutôt comique dans une autre situation étant donné qu'elle lui tournait au final presque le dos.
« Toi, tu vas être ma servante. Tu vas récurer la maison, me couper les ongles jaunes de mes orteils, préparer à manger. M'obéir. »Gretel était à deux doigts de rétorquer (elle avait toujours été une grande gueule) pourquoi la sorcière ne le faisait pas elle-même étant donné qu'elle était, en théorie, dotée de pouvoirs.
« Je suis contente de vous recevoir, ça faisait longtemps que plus personne ne m'avait rendu visite. Je n'ai que faire des gâteaux, la viande tendre et juteuse d'un petit garçon est ce que j'aime le plus par dessus tout. J'en ai l'eau à la bouche. Mange vite mon garçon. » Elle claqua des doigts et la nourriture qui trônait sur la table disparut pour réapparaitre dans la cellule. La sorcière chancela et tomba assise sur une chaise à bascule, en étouffant un cri.
« Lorsque tu auras fini... si tu n'es encore pas assez gras, ta soeur te... fera d'autres desserts... C'est comme le canard, le meilleur... c'est le gras. »Les deux enfants en conclurent donc que seule de la viande humaine de premier choix redonnait à la sorcière force, vitalité et pouvoir. Ce qui expliquait pourquoi elle semblait si affaiblie après chaque démonstration de magie et qu'elle avait ressenti le besoin de prendre une esclave.
Cela faisait donc environ une semaine qu'ils étaient enfermés ici. Gretel ne mangeait pas beaucoup, contrairement à Hansel. Chaque jour, la sorcière approchait de sa cage et prononçait les mêmes mots.
« Tends-moi ton doigt... » Dès le premier jour, Hansel avait tendu un os et la sorcière n'y vit que du feu.
« CE N'EST PAS SUFFISANT. PLUS DE BONBONS ! » hurlait-elle alors.
Hansel se demandait combien de temps encore il aurait à faire ce petit manège avant que la sorcière ne découvre le pot aux roses. Il pourrait continuer ce tour toute la vie, il serait de toute façon condamné à pourrir dans cette cage, à faire ses besoins dans un trou à même le sol bien que l'odeur était masquée par les milles arômes de tant et tant de sucreries parfumées.
Ce jour-là, la sorcière approcha comme à l'accoutumée.
« Tends-moi ton doigt... » Hansel se saisit de son os, sans conviction cette fois. Si la sorcière avait commencé à préparer le four, cela voulait sans doute dire qu'elle était lassée d'attendre de pouvoir se mettre un rôti de petit garçon sous la dent. et le brandit face à la sorcière. Elle tremblait et semblait encore plus vieille et décomposée que le jour de leur arrivée.
« Mince... Toujours trop mince... TANT PIS ! » Elle tira sur l'os, qui tomba à terre. Un rictus malsain tordit ses lèvres. Elle passa le bras à travers deux barreaux et emprisonna l'avant-bras du petit garçon dans une étreinte étonnement forte pour quelqu'un d'aussi maigrichon.
« Je préfère ça, ça c'est bien charnu ! Tu es un petit malin, mon garçon, mais si tu croyais pouvoir me tromper ainsi encore longtemps, tu te mets le doigt dans l'oeil, ou plutôt devrais-je dire l'os ! » Elle éclata de rire, avant d'ordonner à Gretel d'entretenir les flammes naissantes pendant qu'elle préparait, évidait et assaisonnait la pièce de viande.
La sorcière s'apprêta à décrocher la clef pour ouvrir la porte de la cellule, mais Gretel l'interrompit. Cela faisait plusieurs jours que la jeune fille cherchait la bonne occasion pour sauver son frère. Elle avait déjà tenté de dérober les clefs pendant que la sorcière dormait, mais ses chaînes faisaient trop de bruits contre le sol.
« Euh... Maîtresse ! »La sorcière se tourna vers elle et cracha un "Quoi ?!" de la plus grande élégance. La jeune fille cherchait à toute vitesse une idée pour sauver son frère d'une mort peu enviable. Une idée traversa soudain son esprit.
« Je suis trop petite pour le four. » La sorcière poussa un râle de mécontentement et marmonna un "Dégage, je vais le faire, petite incapable." Elle éjecta Gretel d'un coup de bassin et se pencha pour attiser les braises avec une pince. La jeune soeur prit une profonde respiration, un peu surprise que son plan fonctionnât aussi facilement, et poussa violemment le derrière de la méchante femme avant de refermer les portes sur les cris de douleur de cette abominable femme qui les séquestrait. Ses chaînes tombèrent en poussières lorsque les hurlements s'éteignirent. Gretel se hâta de libérer son frère et de l'étreindre longuement.
« Tout est fini... Tout ira bien maintenant... »Certes, ils étaient toujours perdus dans cette forêt, mais ils avaient échappé au pire.
« Gretel... La sorcière, peut-être qu'elle a une carte... » L'un comme l'autre, ils ne croyaient pas trop à cette possibilité mais ils fouillèrent néanmoins tous les tiroirs. Gretel poussa un cri de surprise et montra à son frère ses deux poings remplis de diamants. Son frère la rejoignit vite et, en poussant des cris admiratifs, ils remplirent leurs poches à ras-bord de cette ressource si rare et chère.
« Quand on rentrera, ça résoudra tous nos problèmes ! »Hansel avait dit cela comme si, maintenant qu'ils avaient ces diamants, il était évident qu'ils allaient retrouver le chemin de la maison.
Au bout de leurs recherches, ils ne trouvèrent une grosse boussole, qui n'avait rien de magique, un pain, et un appeau, qu'ils emportèrent par curiosité et car Hansel trouvait l'objet très joli, avec ses canards sculptés en bois.
Ils suivirent le nord pendant plusieurs kilomètres, avec un peu de baume au coeur. Ils voyaient enfin le bout du tunnel ! Malheureusement, leur route fut barrée par un immense étang, bien trop profond pour qu'ils risquent de le traverser à la nage. Gretel commença à sangloter. Tout ce chemin pour quoi ? Pour se retrouver coincés face à un lac. Pourquoi la vie s'acharnait-elle sur eux, eux qui n'avaient rien demandé du tout ? Tout ça, c'était de la faute de Liesel. A ce moment, Gretel souhaita franchement et amèrement la mort de sa belle-mère.
Une mélodie résonna à ses oreille, telle un long sifflement d'oiseau. C'était Hansel qui jouait de son appeau. Il ignorait pourquoi jouer de la musique semblait approprié, ici et maintenant. Peut-être que cela allait les aider à se détendre pour trouver un astuce ? Peut-être (car après tout, ils avaient vécu assez d'événements étranges pour envisager ce type d'hypothèses) qu'il s'agissait encore d'un sortilège ? Quelques secondes après que les dernières notes s'élevèrent de le ciel pour y mourir, deux ravissants cygnes noirs jaillirent des flots pour venir à la rencontre. les volatiles étaient de taille impressionnante et un collier ceignait leur cou. Ils présentèrent leur dos, grand comme une petite barque, aux deux enfants qui, après un moment d'hésitation, y montèrent. Ils avaient une pointe d'appréhension à l'estomac, priant pour que les cygnes ne les emportent pas dans les profondeurs, tels des sirènes mythologiques. Mais non. Les oiseaux les conduisirent de l'autre côté de la berge et, lorsqu'ils eurent déchargé leurs passagers, le collier qu'ils portaient au cou éclata en une gerbe de gouttes, de même que le pipeau que Hansel portait toujours à la main. Les cygnes inclinèrent la tête, comme un signe de remerciement, et disparurent à tire d'ailes.
« Regarde ! » dit Gretel à son frère, qui regardait les deux silhouettes noires s'envoler dans le ciel azuré.
Là, sur la terre, à quelques mètres d'écart entre eux, des petits cailloux blancs avaient été répandus.
« Le chemin vers la maison ! » souffla Hansel.
◊◊◊
Hansel enclencha son arbalète et tira le grappin, mais rata sa cible. Il remonta la corde, remit le projectile en place, en jurant entre ses dents et ré-essaya. Cette fois, il fit mouche. Le grappin alla s'enrouler autour de la cheminée de la petite bicoque. Hansel fit passer une lanière de cuir de part en part du filon et se laissa glisser jusqu'au toit en bois. Il prit un pistolet dissimulé dans sa botte, vérifia le niveau de poudre et, une fois qu'il était assuré que tout était en ordre, se hissa dans la cheminée, attaché par le même filon. Il y glissait tout doucement sur les premières dizaines de centimètres, en se retenant avec les pieds et les mains contre les parois pleines de suie. Pure mesure de précaution. Certaines sorcières vicieuses laissaient toujours un chaudron en ébullition pour éviter les visites incongrues, et il valait mieux s'assurer que ce n'était pas le cas tant qu'il était encore temps de pouvoir remonter. Heureusement pour lui, celle à qui il rendait visite ne se sentait pas l'âme d'un marmiton. Enhardi par cette découverte, il se laissait choir complètement et, à peine avait-il atterri dans l'âtre, il tira à l'aveugle. Des projectiles rebondirent dans toute la pièce et il entendit un râle de douleur, suivi d'un bruit de vitre. Il se détacha et couru au train de la fugitive blessée, probablement en fuite sur son balai. Une autre série de cris féminins -ceux de sa soeur, et il s'agissait ici de cris de hargne et non de douleur- retentit. Gretel remplissait déjà sa mission. Hansel défonça la porte et s'empressa de rejoindre l'endroit prévu.
Il vit sa soeur qui glissait sur une planche en bois, agrippée au balai de la sorcière à l'aide d'un lasso. La sorcière zigzaguait pour se débarrasser de cette encombrante sans-gêne, mais Gretel était tenace. Hansel, jugé sur une branche bien feuillue, se saisit d'un cylindre attaché à sa ceinture et fit pivoter sa base. L'objet s'allongea et se hérissa de pointes. Le jeune homme attendait le dernier moment pour cueillir cette horreur de la nature et lui arracher la vie en même temps que le visage.
La Sorcière des Marais s'était faite discrète ces dernières années, pendant que ses con-soeurs se faisaient décimer par les deux plus talentueux chasseurs de sorcières, mais ses instincts anthropophages avaient récemment repris le dessus. Et cela avait signé son arrêt de mort auprès d'Hansel et Gretel. Les deux jeunes gens étaient en quelque sorte les célébrités du pays, les fiertés nationales. Leurs exploits étaient toujours relatés dans la presse et ils comptaient même des cercles de fans. Ils avaient certes des détracteurs, notamment les vieux conservateurs qui brûlaient des femmes à cause de leur rousseur ou juste parce qu'elles avaient raté une soupe. Ils craignaient qu'on les considère comme étant des modèles, car ils ne menaient pas une vie enviable. D'autres chasseurs, soit fanatiques d'eux deux ou avides de popularité, avaient voulu se lancer dans le secteur, mais aucun n'avait l'expérience des deux frères et soeurs et tous ceux-là périssaient dans leur première mission, ne sachant trop comment s'y prendre pour tuer une sorcière. Ils étaient noyés sous les clichés, malgré tous les livres qu'ils auraient pu lire, et la réalité s'avérait plus forte que leurs convictions.
Ils étaient aussi les mieux équipés. Ils possédaient encore bon nombre de diamants pour améliorer leurs armes, en acheter ou en faire construire. Certaines pièces de leur équipement étaient uniques. Grâce à leur butin, ils s'étaient tirés du malheur. Liesel ne put s'en réjouir, étant donné qu'elle avait succombé à la rage avant le retour des enfants. Et, aussi cruel que cela puisse paraitre, ils s'en moquaient. Ils n'allaient pas jusqu'à uriner sur sa sépulture, ayant un minimum de respect pour les morts et beaucoup d'éducation, mais ils ne renouvelaient jamais les fleurs qui y étaient déposées lors de la fête des morts, malgré la tradition qui l'exigeait. Leur père semblait être un autre homme, délivré de l'emprise de la marâtre. On aurait pu la prendre pour une vilaine sorcière (car il en existe de bonnes, heureusement) mais les deux chasseurs étaient formels : il ne s'agissait juste que d'une chieuse frustrée et manipulatrice.
La sorcière était si près qu'il pouvait sentir son odeur âcre. Elle était blessée à la jambe. C'était insuffisant pour l'arrêter et encore moins pour la tuer, mais si elle chutait de son balai, cela l'handicaperait grandement. Mais Hansel voulait la massacrer du premier coup. Il visualisait une frontière imaginaire et, dès que la sorcière la dépasserait, il abattrait son arme.
3... 2...Il était si proche, plus que quelques centimètres et il serait suffisamment proche pour la tuer.
Mais à la dernière seconde, le monde sembla se retourner sur lui-même et Hansel se sentit tomber dans le vide.
◊◊◊
« C'est assez radical comme changement, vous ne trouvez pas ? » Sasha acquiesça, sans rien ajouter d'autre. La coiffeuse n'avait pas à poser de question, ni sur le pourquoi, ni sur rien d'autres. Il n'était pas d'humeur à faire la causette aujourd'hui. Il s'enfonça dans un tel mutisme que la jeune blonde qui s'affairait sur ses cheveux -Rachel, si ses souvenirs étaient bons- ne tenta même plus de parler de la météo ou de la promo sur le pâté.
Peu de temps après, il sortit du salon en exhibant sa nouvelle crinière bleue. L'idée était apparue sur un coup de tête et il avait décidé de l'appliquer directement, histoire de tourner symboliquement la page.
Cela faisait quelques mois maintenant qu'il était arrivé à Fantasia Hill. Il s'était convaincu à l'idée que la Sorcière des Marais n'avait rien à voir dans le sortilège qui l'avait frappé. Il l'aurait vu jeter son sort, après tout. L'origine du maléfice restait obscure, même pour un chasseur de sorcière professionnel comme lui, bien qu'il ait dû abandonner cette profession... par manque de sorcières. Et le cannibalisme n'était pas affaire courante dans le coin. Puis, il devait laisser la justice remplir son rôle, ce n'était pas lui qui allait tuer criminels et violeurs. Au fond, il aimait bien être tranquille, loin de la magie noire. Cela l'obsédait quand il était chez lui, et ici, il pouvait souffler un peu. Malheureusement, quand des soucis s'envolent, d'autres plus lourds arrivent.
Sasha (oui, c'était son nouveau prénom, bien plus anglican que les prénoms allemands dont il était initialement doté) avait fait la rencontre d'un beau garçon, gentil et doux, qui venait aussi d'un monde particulier (sauf que lui, son affaire c'était plus les pirates), nommé Cubby. Pour faire court, car il est inutile de s'épancher sur les histoires douloureuses : Ils se sont connus, ils se sont tendrement aimés, ardemment désirés (ou l'inverse, ça revient au même), et brusquement séparés. Faute à qui ? A une pimbêche. Oh, "ce n'était qu'un baiser", baiseur auquel Sasha avait assisté en direct. Dire qu'il s'était donné tant de mal pour embrasser Cubby sans le brusquer, lui allait bécoter la première pin-up qui passait. Toute la symbolique du baiser était anéantie. Cela ne voulait donc rien dire pour lui ? C'en fut presque un traumatisme. A cette époque, il croyait dur comme fer au pouvoir de l'amour, rêvait à une belle histoire romantique. Il croyait vivre un rêve, avant de se souvenir douloureusement que cette réalité étouffait le rêve dans ses bras de désilusion. Si même votre petit-ami homosexuel vous trompe avec une femme, à qui faire confiance ? Justement, Sasha avait un début de réponse : A personne. Sauf à Gretel, évidemment, qui était pour le moment le seul repère qu'il gardait dans ce monde parfois plus cruel que la Sorcière aux Bonbons.
A quelques moments, lorsqu'il pleure la nuit, Sasha se demande quel ennemi est le plus redoutable. La pernicieuse sorcière ou le lâche mais désormais insistant amant ? En espérant qu'il ne vienne jamais à confondre l'un et l'autre en matière d'exécution...