D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, Alice avait toujours vécu avec Johnnie, dans la vitrine du Bonton Shop. De même, il lui semblait qu'ils s'étaient toujours follement aimés. Tous deux perchés sur un présentoir, ils étaient coupés du monde. Les passants qui les observaient depuis le trotoir ne pouvaient percer à jour leur idylle. Jamais ils ne s'étaient disputés, comme le font parfois les hommes. Pourquoi faire ? Ils étaient ensemble, ils n'avaient aucune raison de s'en vouloir l'un l'autre, ils s'offraient réciproquement la même passion. L'amour des hommes n'est pas absolu ; il leur faut sans cesse se remettre en question, se rendre meilleur, séduire. C'est sûrement ce qui amena, un jour, une jeune femme à passer la porte de la boutique de chapeaux. Le nez poudré et la démarche fière, elle cherchait un couvre-chef qui mettrait en valeur le bleu de ses yeux. On lui proposa bien des articles mais celui qui lui faisait envie, c'était le chapeau au ruban de la vitrine. On le lui offrit pour vingt-trois dollars quatre-vingt-quatorze.

Johnnie se pencha vers Alice, leurs corolles se frôlèrent. Le ruban rose frémit de plaisir, tandis qu'une ombre avalait le couple d'amoureux. Deux mains saisirent Alice et elle se sentit transportée dans les airs, puis on la posa délicatement dans une belle boîte rayée, étoffée d'un voile de soie. Le couvercle se referma, et une larme roula sur la bordure azur. Sans qu'ils aient pu faire quoi que ce soit, les deux amants étaient séparés. La boîte fut mise à l'arrière d'un coche et, pendant tout le trajet, Alice se morfondit. Jamais ils ne vivraient heureux, dans une belle boîte-maison ; jamais ils n'embrasseraient les bonnets de poupons qu'ils avaient eus en rêve. Princesse détenue dans un donjon, elle appartenait dorénavant à la jolie dame, qui la portait à l'occasion. Si elle n'avait pas été si triste, elle se serait sûrement réjouie de reposer sur la chevelure d'une femme si raffinée. Mademoiselle Acacia était une cantatrice réputée - elle possédait bien d'autres chapeaux, mais aucun n'était aussi élégant qu'Alice.

Un jour qu'elle devait rejoindre son amant en ville, Mademoiselle saisit son chapeau favori. Elle portait une robe rose à manches ballons et une cape bleue - sa tenue était tout à fait assortie à Alice. Celle-ci n'oubliait pas son Johnnie et son ruban fripait un peu à cause des larmes versées mais elle prit sur elle : c'était une belle journée, Mademoiselle devait être ravissante pour plaire à Monsieur. Alors Alice fit un effort surchapeau pour se tenir bien droite. Son ruban rose ondulait au vent, elle brillait parmi ses comparses, quand elle vit au loin celui qui seul, pouvait la rendre heureuse sans qu'elle n'ait à jouer : Johnnie se tenait là, aussi beau qu'il l'avait toujours été, perché sur la tête d'un homme au feutre marine. Il semblait ne pas pouvoir rester en place et elle-même, Alice brûlait de le rejoindre. Mais une foule les séparait et Mademoiselle s'éloigna bientôt, écartant le joli chapeau de son souhait le plus cher.

Après cet événement, Alice ne fit plus d'effort pour paraître de bonne humeur. Elle déprimait comme jamais, si bien que ses couleurs commençaient à passer. Mademoiselle ne la choisit plus si souvent. Puis la mode passa, il fallut changer de garde-robe et les chapeaux furent tous renouvelés. On en offrit certains, on revendit ceux qui avaient encore de la valeur, mais la triste Alice souffrit d'un sort plus misérable : on la laissa en pourboire au glacier ambulant, qui découpa deux trous dans sa corolle et la ficha sur la tête de sa jument. S'en était fini de la fierté d'Alice. Elle ne serait plus jamais belle. Il lui pressait de revoir Johnnie et la jument traînait le glacier partout en ville : il était possible qu'elle croise l'homme au feutre marine. Alice épiait chaque passant, à la recherche de son amour, mais elle craignait de ne plus plaire à son fedora chéri. Il avait sûrement rencontré beaucoup d'autres chapeaux, plus colorés, voilés, fleuris... Les femmes s'achètent des toilettes pour plaire à leurs amants mais que faire, quand on est soi-même l'accessoire qui rend charmant et qu'on ne l'est plus tant qu'avant...

Un jour pourtant, un miracle se produit. Le glacier acquit un nouveau cheval et presque aussitôt, il lui mit sur la tête un autre chapeau. Un fedora gris, avec un bourdalou noir... Johnnie ! Non jamais, ils n'auraient leur boîte-maison, ni sûrement leurs bonnets pour poupons mais ils furent heureux, pour un temps du moins. Car ce n'était pas encore leur happy ever after ! Sans qu'aucun ne put l'expliquer, un sortilège s'abattit sur leur amour et brusquement, Alice devint une jeune femme. On eut dit Mademoiselle Acacia, avec ses jambes effilés, sa gorge profonde, ses grands yeux noisette. Tout alla très vite ensuite : on lui fit remplir des papiers - sur lesquels elle déclara se nommer Alice Acacia Bluebonnet et être âgée de 20 ans -, on lui offrit un logement dans la Méli Mélo House, un emploi dans une boutique de chaussures... Si bien qu'elle n'eut rien d'autre à penser que l'essentiel : qu'était-il advenu de Johnnie ?

Sans ce malheur, Alice se serait certainement réjouie d'être devenue une jeune femme ravissante, comme elle l'avait parfois rêvé, du temps où elle était encore un élément essentiel des tenues de Mademoiselle Acacia. Désormais, elle passait son temps à travailler et elle se demandait parfois si les souliers aussi, cachaient leurs idylles aux clients. Alice se plaisait à conseiller les femmes, hommes et enfants, qui entraient dans sa boutique. Elle savait quoi leur dire, quel article leur proposer, comme elle l'avait vu faire aux premiers jours de son histoire. Le reste du temps, la demoiselle aimait faire de l'équitation - cela lui rappelait le temps du glacier ambulant - et chanter aussi, comme le faisait Mademoiselle Acacia quand elle ajustait sa coiffure. Mais rien ne pouvait l'occuper tout à fait ; il y avait toujours une part d'elle-même qui réclamait son fedora et elle cherchait en chaque client, celui qui renfermerait dans son corps d'être humain, le coeur de Johnnie Fedora.