« Est-ce qu’une certaine Ellis Galatée est ici ? Vous savez que j’aime torturer les nouvelles. »
Un rire bruisse sur toute l’assemblée, égayée par les propos du professeur. Au fond de la salle, la jeune femme se met sur la pointe des pieds et lève la main. Il lui fait signe d’approcher et indique aux autres de se remettre au travail. Elle remonte l’allée centrale et arrive devant l’homme nonchalamment appuyé contre son bureau.
« Faites semblant d’avoir peur de moi, j’aime que les autres croient que je suis effrayant, mais si je vous ai fait venir devant c’était seulement pour voir de plus près la demoiselle qui porte un si joli prénom. Et moi je suis Jim Cesare Havilland, c’est un plaisir de vous accueillir dans cet atelier. Un conseil ? Ne vous installez jamais près de Henri, là-bas, il a tendance à s’intéresser davantage aux courbes des femmes réelles qu’à celles de ses sculptures. Ca se remarque aux résultats de ses œuvres d’ailleurs. »
Ellis hochait la tête en souriant, elle écoutait à peine. Jim Cesare Havilland. Comme si elle s’était téléportée à ce cours sans avoir d’abord visité Google pour tout savoir de ce jeune homme dont elle connaissait désormais le curriculum vitae par cœur. Il a quatre ans de plus qu’elle, agrégé d’Histoire de l’Art, Docteur en sciences comportementales, rien que cela ! Oui parce qu’il n’anime des ateliers de sculpture que pour le plaisir. Il est psychiatre dans la vraie vie et il écrit des livres et il continue de faire des recherches pour l’Université la plus prestigieuse du pays. Un être brillant qui lui parlait tranquillement des perversion d’un de ses élèves, dont le sourire franc laissait croire qu’il était accessible, dont l’humour légèrement grinçant révélait cependant la petite étincelle qu’il portait en lui et qui le rendait supérieur aux autres hommes. Ellis avait tout découvert sur lui à l’avance, et il ne lui restait en fait plus qu’à entendre sa voix pour connaître le personnage au complet. Elle n’avait pas été déçue, d’ailleurs. Une belle voix chaude et grave dont les vibrations entraient à l’intérieur de vous et touchaient quelque chose de sensible, une belle voix comme une flèche décochée sur vous qui visait juste à chaque fois.
« On y va ? »
« Où cela ? »
Il lui sourit alors qu’elle s’extirpait difficilement de ses pensées contemplatives.
« Je viens de vous proposer de vous accompagner à votre place et de vous aider à commencer votre première sculpture. »
Elle rougit infiniment, il rit doucement et passa devant elle pour l’escorter effectivement jusqu’à la place qu’elle occupait. Il remonta les manches de sa chemise au-dessus du coude. Ellis resta statique en observant le tracé veineux qui ressortait légèrement sur ses avant-bras. Il la regarda qui ne bougeait pas. Un petit quelque chose de furtif passa dans ses yeux, qu’elle n’arriva pas à définir, avant qu’il retrouve son expression d’affabilité ouverte.
« Vous portez bien votre prénom décidément, vous avez une façon exemplaire de ne pas bouger », plaisanta-t-il.
Elle réussit à rire, cette fois, quoique toujours assez intimidée, mais finalement elle arriva à se détendre un peu. Il passa derrière elle et lui noua un tablier autour de la taille avant de lui ordonner de s’asseoir sur le tabouret pivotant qui lui était destiné. Il prit un peu de bouillasse (oui bon de la terre glaise ou quelque chose… vous croyez qu’Ellis en avait quoique ce soit à faire de la sculpture, sincèrement ?) dans ses deux mains, fit tourner le machin en appuyant sur une pédale, et posa la matière sur le tourniquet. Entre ses doigts, l’argile prenait facilement forme.
« Vous voyez, vous régulez la vitesse en appuyant sur la pédale. Le tout c’est d’être ferme et délicat, de faire des mouvements précis. La sculpture, c’est excellent pour travailler l’adresse et la concentration, expliqua-t-il. Allez, n’ayez pas peur, trempez vos doigts dans l’eau qui est à côté de vous et salissez-vous un peu les mains, j’ai l’intention de vous faire faire un vase, voyez-vous ? »
Elle s’exécuta et posa ses doigts aux endroits qu’il lui indiquait sur le monticule de terre. Il referma ses mains par-dessus les siennes et la guida, entremêlant ses doigts aux siens, la faisant appuyer sur l’objet froid et mouillé à qui ils essayaient de donner forme. A la fin du cours, elle était devant l’un des éviers pour nettoyer son matériel, et lui se lavait les mains côté d’elle.
« Est-ce que cela vous dirait de boire un café ? » demanda-t-il en souriant.
« Je pensais plutôt boire un chocolat chaud en rentrant chez moi, répondit-elle d’un air étourdi en secouant ses boucles blondes. Mais vous pensez que le café aide à la concentration ? Je sculpterais mieux si j’en buvais ? »
« Je pense que le principe d’un café c’est de s’assoir face à face à une table ridiculement étroite d’une terrasse et de faire connaissance, une tasse à la main. Vous avez une façon très vexante de ne pas remarquer que je vous invitais moins à boire un café qu’à me parler de vous en un lieu plus intime qu’une salle de cours. C’est bien, on me dit souvent que j’ai trop d’orgueil, vous m’avez délicieusement remis à ma place ! »
Les joues d’Ellis arboraient une charmante couleur pivoine.
« Oh, dit-elle. Non, je… Je veux bien boire un café avec vous, je n’avais pas compris… C’est tellement improbable que vous m’invitiez… »
« Oui, il me faut beaucoup de courage et d’arrogance pour croire qu’une muse puisse s’intéresser à moi d’une quelconque manière, c’est vrai. Vous m’avez donné votre accord et je ne vous laisserai pas filer cependant, alors, on y va ? »




Quand elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par une lumière pourtant faiblarde qui vacillait au-dessus d’elle. Elle cligna plusieurs fois des yeux et s’aperçut que c’était une simple ampoule suspendue au plafond. Tout le reste était obscur.
« Ellis… »
Cette belle voix grave. Il lui caressa la joue. Elle avait le cœur qui battait fébrilement, elle avait froid et l’impression d’avoir subi une exsanguination complète.
« Tu as eu de la chance, cette fois, j’ai cru que je ne te récupérerais pas. La sixième mort est toujours difficile. »
Sa voix suave, il susurrait à son oreille.
« Les choses grandioses vont toujours par sept, tu le sais bien ma précieuse, n’est-ce pas ? »
Elle enfonça sa tête dans le coussin recouvert de plastique de la table d’auscultation à laquelle elle était attachée. Elle l’entendit rire.
« S’il vous plait, souffla-t-elle. Je ne dirai rien à personne, je vous le promets… »
« Chut, chut, tu n’es pas encore supposée parler. Souviens-toi de l’histoire… Le marbre ne parle pas. L’homme l’embrasse encore et encore mais le marbre ne réagit pas, jusqu’à ce que son œuvre soit parfaite et son désir si ardent que le marbre prenne finalement vie sous ses doigts. C’est ton histoire et la mienne. Allons, il est l’heure… »
Si elle avait encore eu des larmes pour pleurer… mais elle n’avait plus rien en elle, toute matière organique avait été noyée six fois de suite, elle n’était plus humaine. Il ne la regardait pas comme une humaine. Il posa la serviette humide sur son nez et sur sa bouche, appuya fermement. Elle ne pouvait pas détourner la tête car la table était munie de deux petites lattes de bois de part et d’autre de son visage pour qu’elle garde la tête droite. Il leva le seau rempli une énième fois au-dessus d’elle, et commença à lui verser l’eau froide sur le visage, lentement, pour que la torture dure assez longtemps, jusqu’à ce que des étincelles bleues lui brûlent la rétine et que la respiration lui manque à en suffoquer. Jusqu’à ce qu’elle perde connaissance par manque d’oxygène apporté à son cerveau. Jusqu’à ce qu’elle soit livide et morte. Alors, il la détacha et pressa ses lèvres sur les siennes, encore et encore, lui insuffla la vie, la réchauffa de son haleine. Il avait raison. La septième fois était la bonne. Quand elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par une lumière douce qui provenait d’une fenêtre entrouverte. Elle cligna plusieurs fois des yeux et s’aperçut qu’elle était allongée sur un lit aux draps de soie, dans une chambre luxueuse. Tout n’était que lumière et beauté.
« Ellis… »
Cette belle voix grave. Il lui caressa la joue. Elle le regarda.
« Qui suis-je, Ellis ? »
Elle ne se souvenait pas de lui, ou à peine, ou peut-être l’aimait-elle, car ce beau sourire franc…
« Je suis ton fiancé ma chérie. Mon pauvre amour, cet accident t’a vraiment secouée. Ne t’inquiète pas, je retrouverai le chauffard qui t’a percutée et je prendrai soin de toi. Mon joyau, mon chef-d’œuvre, tout ira bien tant que tu seras près de moi, d’accord ? »
Elle hocha la tête d’un air perdu, battit des cils alors qu’il l’embrassait sur le front en lui ordonnant de se reposer. Elle se reposa donc.




Il était le fiancé parfait, il ne la quittait pas d’une semelle, il était toujours souriant, il l’appelait toujours « son chef-d’œuvre » ou « sa muse », il la connaissait si bien qu’il répondait à sa place quand on lui demandait comment ils s’étaient rencontrés (lors d’une conférence de presse le jour de la sortie du troisième livre de Cesare, elle lui avait demandé de signer son exemplaire et il y avait glissé son numéro de téléphone) et qu’il commandait pour elle quand ils étaient au restaurant en amoureux. Elle le regardait avec de grands yeux émerveillés (il était tellement brillant !), il lui semblait qu’elle ne respirait que pour lui, qu’elle aurait fait n’importe quoi pour lui. Il passait son temps à la couvrir de cadeaux, il l’habillait chez les plus grands couturiers, lui offrait les bijoux les plus scintillants. Un jour, pourtant, elle s’enfuit. C’était assez facile car il avait décrété qu’ils ne partageraient pas la même chambre jusqu’à leur mariage. Il se réveillait toujours à six heures du matin, elle se leva donc à cinq heures. Elle ne sut jamais pourquoi elle l’abandonna, pourquoi elle prit un billet de train pour « n’importe où je vous en supplie », pourquoi elle changea de nom, pourquoi elle préféra vivre un mois complet dans la rue plutôt que de rester dans leur loft bien confortable. Elle sentit simplement qu’il le fallait, qu’elle devait s’échapper. Pourtant, elle l’aimait. Elle l’aimait du plus profond de son être, elle l’aimait si fort que, quand il la retrouva et qu’il avait l’air si malheureux, elle se trouva la plus horrible des femmes. Fantasia Hill était la ville de sa retraite, alors, par égard pour elle, il acheta un appartement dans Skyline Square qu’ils habitèrent ensemble pendant un an. Il lui fit la promesse d’être moins autoritaire, moins maniaque, et effectivement c’est ce qu’il fit. Il eut aussi une ou deux aventures qu’elle lui pardonna (parce qu’elle l’aimait). Un beau matin, il fixa la date de leur mariage pour Janvier 2014, et elle acquiesça.




Elle évitait de lui parler de ses amis. Non qu’il ne veuille pas qu’elle en ait, mais plutôt parce qu’elle lui évitait d’éventuels sujets de contrariété. D’ailleurs, il ne s’intéressait pas réellement à ce qu’elle pouvait faire, dire ou penser en-dehors de lui. Or, il y a des personnes qui lui donnaient matière à faire, dire et penser beaucoup. Lorsqu’Aiden, à qui elle avait demandé d’être son témoin, chercha à lui ouvrir brutalement les yeux sur sa situation, elle fit la seule chose qu’elle ait déjà eu le courage de faire une fois : s’enfuir. La petite ville de Blueside, voisine éloignée de Fantasia Hill, accueillit ses pleurs, ses remords, et son cœur meurtri, mais également sa volonté nouvelle de prendre sa vie en main. Son destin n’était pas l’asservissement, la fatalité ne l’obligeait pas à l’obéissance muette. Elle avait des émotions, des pensées, elle souffrait comme n’importe qui si on la blessait, elle se sentait heureuse lorsqu’on l’entourait d’affection. Humaine. Humaine, humaine, humaine. Une vraie personne, pas un « chef-d’œuvre », pas une statue qu’il fallait mettre sous verre. Elle ne serait pas éternelle, alors il fallait qu’aujourd’hui elle décide d’exister. Son passé resterait probablement scellé entre des parois impénétrables de sa mémoire, mais, ce qu’elle n’aurait jamais dû oublier, c’est qu’elle avait encore l’avenir devant elle et du temps pour se fabriquer de nouveaux souvenirs. Cette fois, elle n’allait pas attendre que Cesare la trouve et lui dise quoi faire. Il fallait qu’elle rentre et qu’elle lui annonce elle-même sa propre décision. Ensuite…

Ensuite elle se retrouverait face à deux iris noir de suie à qui elle devait des explications, à qui elle devait une conclusion. Est-ce qu’il l’aurait attendue ? Est-ce qu’il préfèrerait qu’elle ne revienne jamais ? Elle se souvint de leur dernière étreinte, de la lassitude qui l’habitait, de comment il lui avait demandé si elle reviendrait. Elle se souvint qu’il la laissa sans aller sans lui mettre de barrière, sans entraver l’ouverture de ses ailes sous ce vent d’incertitude qui soufflait autour d’elle. Elle n’était plus certaine qu’il lui ait dit qu’il l’aimait, elle ne voulait pas s’en rappeler pour lui laisser l’opportunité d’oublier ces mots à son tour, mais elle se souvenait qu’il l’avait aimée ardemment et sans espoir lorsqu’il avait écrit « Tara » au creux de son poignet, en affirmant que c’est la seule personne à la volonté de laquelle elle doit se plier. Sans doute lui avait-elle brisé le cœur. Le moins qu’elle puisse faire, alors, c’était de se présenter devant lui et de le laisser la regarder avec mépris ou indifférence. Après tout, il avait bien le droit de lui dire : « Tu n’es pas assez exceptionnelle pour réussir à réparer ce que tu as fracassé en éclats ». Un espoir naissait pourtant au fond de son âme et, en même temps qu’elle tremblait à l’idée d’aller frapper à cette porte ornée du numéro 174, elle se disait que… peut-être…