«Encore une fois. Et fais attention au tempo.»

Le ton sec et cassant du professeur de musique lui donnait tout sauf envie de continuer à jouer. Cela faisait trois heures qu'elle répétait sans cesse le même passage du même morceau. Elle serra les dents et souffla, essayant de se retenir de rétorquer qu'elle y arriverait peut être mieux s'il la laissait tranquille. Ce n'était pas faute d'avoir essayé, pourtant – elle avait tout fait pour le faire démissionner. Les insultes, les regards meurtriers... Elle avait même renversé un verre de coca exprès sur le piano à queue familial. Mais non, monsieur le professeur n'avait pas été découragé par ce qu'il appelait une simple humeur de passage. Selon lui, elle était si douée qu'elle valait la peine de toutes les insultes du monde. Si elle était si douée, pourquoi avait elle un vieux gâteux en guise de prof ? Ravalant sa fierté – pour cette fois, elle se remit à jouer . Les doigts voltigeant sur les touches d'ivoire, le dos droit devant le piano impeccable, n'importe qui aurait pu penser qu'elle était parfaitement dans son élément. Qui donc rechignerait à vivre dans l'immense demeure Eastwood, qui ressemblait plus à un manoir qu'à une maison ? Elle, sans aucun doute. Car malgré les apparences, Lily-Rose se sentait aussi à sa place qu'elle aimait son prénom. Elle n'était pas de ce monde-ci : celui du paraître et du luxe. Elle n'était pas la petite fille à ses parents, ni la digne héritière d'une illustre famille. Tout ce qu'elle voulait, c'était se barrer d'ici, partir à l'aventure. Pas vivre dans sa cage dorée, à jouer les mêmes morceaux jusqu'à s'en faire mal aux doigts. Elle en arrivait presque à être dégoûtée de la musique – mais les rares fois où elle avait passé un jour sans jouer, elle avait réalisé qu'il s'agissait là de sa seule et unique échappatoire à la monotonie de sa vie. Depuis que ses parents avaient découvert son don, son oreille absolue, ils lui avaient imposé ce rythme infernal de répétitions. «Puisqu'elle est mauvaise à l'école, il faut bien qu'elle ne soit pas une totale déception en musique», avait déclaré la mégère qui lui servait de mère. Lily-Rose se rappelait encore du regard dédaigneux qu'elle lui avait lancé, comme si elle se demandait bien comment elle pouvait faire partie de la famille. C'était d'ailleurs  la seule pensée qu'elle avait eu en commun avec sa mère. Dans une cacophonie soudaine, elle arrêta ses mains sur les notes graves du piano, faisant sursauter son professeur.

«C'est bon ? Vous êtes content ? Je peux partir ?»

Sans attendre de réponse, elle se leva et partit en trombe vers sa chambre, passant par le grand escalier de bois massif. Elle s'apprêtait à mettre son casque et à retomber dans ses morceaux de rock préférés quand des cris se firent entendre dans la maison. A en juger par le volume sonore et les voix qu'elle entendait, il s'agissait de sa cousine, en pleine dispute avec sa mère. La chose n'était pas inhabituelle, voire même courante (pour elle même y compris), mais quelque chose semblait différent, cette fois-ci. Les cris étaient plus forts, plus violents. Puis, la voix de la seule personne à qui elle tenait ici s'éleva au dessus de l'autre.

«J'ME CASSE !»

Le claquement de porte qui s'ensuit fit trembler les murs. Lily-Rose resta figée un instant sur son lit. Puis, ni une, ni deux, elle attrapa la valise qu'elle gardait toujours au cas où. Sa cousine et elles se l'étaient promis : si l'une d'elle partait, l'autre suivait. C'était déjà assez l'enfer ici pour qu'elle reste seule. Elle ne fit pas attention à son père à moitié affalé sur le canapé – encore bourré, sûrement – et sa mère était sortie. Rien ne la retenait ici, absolument rien, sauf peut être sa tortue. Et encore. Un sourire incontrôlable sur le visage, et referma la porte derrière elle sans un bruit. Et sans un regard en arrière, elle s'enfonça dans la nuit. Après avoir joyeusement engueulé l'abrutie qui lui servit de cousine pour être partie comme ça ( c'était bien plus amusant que de lui dire combien elle était heureuse qu'elle ait fugué), elle avait décidé (à contrecoeur, bien sûr) qu'elle l'accompagnerait à la recherche de l'aventure.


Les jours et les semaines qui suivirent furent si irréels que Willow se demande encore parfois si elle n'a pas rêvé tout ça. Et si elle se réveillait dans la demeure Eastwood en réalisant que tout ça n'avait jamais eu lieu ? Elle n'était pas sûre de pouvoir s'en remettre. Elle avait toujours imaginé le jour où elle quitterai enfin la maison, et les aventures qu'elle vivrait avec sa cousine. Mais rien ne l'avait préparée au fait que tout semblait si... facile ! Certes, dormir dans la rue n'était pas un exploit en soi, mais Willow s'en foutait. A vrai dire, c'était plus comme une libération.  Elles avaient dû voler pour manger, elles avaient même décidé de prendre une voiture , et tout s'était déroulé comme sur des roulettes.  Arrivées à Londres, il avait fallu quand même trouver un job, et servir des cafés pendant des semaines n'était pas du tout ce pour quoi elle avait fugué. Elle s'étaient décidées sur un coup de tête d'aller voir si la BBC recherchait des stagiaires, et paf – tout s'était accéléré. Le pote en ligne de sa cousine qui leur parlait d'une ville maudite, l'info qui bruitait à la BBC, et elles étaient envoyées aux States. Autrement dit, la destination n°1 pour Willow qui avait toujours voulu vivre là bas, où les gens savent réellement s'amuser. Fantasia Hill, c'est une ville bizarre avec des gens chelous – exactement le genre d'endroit où Willow se voit vivre. Plus de Lily-Rose, plus de cage dorée – seulement une vie palpitante et complètement barrée, entre foutre le bordel au lycée avec sa bande de potes, et faire la folle sur youtube avec Calypso. Il n'y a plus de limites, juste sa propre route à suivre, the open road , comme dans les bons gros clichés de films américains.

«La malédiction de Fantasia Hill», ça sonne bien comme titre d'article, non? Willow est maintenant une journaliste infiltrée, terme qu'elle apprécie particulièrement parce que ça la fait se prendre un peu pour James Bond. Ludrik, leur pote en ligne, dit qu'ils viennent de mondes imaginaires, ceux des contes et des Disney. Elle rigole volontiers à cette idée absurde, prenant l'habitude stupide d'essayer de trouver qui est qui au méli-mélo house, mais elle ne peut pas s'empêcher de penser que ce serait vraiment trop cool si c'était vrai.