Fantasia Hill, le 16 mars 2013

Elle jetait au fond du gouffre un regard fascinant d’indifférence, et, si l’on percevait de la cruauté dans l’expression de son visage, il eût été impossible de dire d’où elle venait : nul froncement dédaigneux sur cette figure de marbre, nul pincement amer auprès de ces lèvres impeccables, c’était en fait son être entier qui inspirait l’effroi et expirait un air malsain, et le tout respirait le dégoût. La statue se mit finalement en mouvement et passa sous la lumière opaque et lourde d’un projecteur dégoulinant. Des gémissements en contrebas lui indiquèrent que le moment était venu.
« Vous avez eu l’occasion, hier, d’implorer, de vous jeter à genoux, de plaider coupable et de demander miséricorde. »
Il était presque indécent qu’une voix aussi douce et chaude émane d’un corps aussi livide, aussi glacial. Le sens de ses paroles était toujours en absolue contradiction avec l’étrange tendresse qui se dégageait de cette voix melliflue et caressante. On lui répondit par des geignements plus lamentables encore que les premiers, qui rampèrent jusqu’à elles comme les plus viles créatures. D’aussi piètres choses ne sauraient l’émouvoir.
« Pourquoi ne l’avez-vous point fait ? continua-t-elle en feignant un ton d’ingénue naïveté. Nous étions disposés à écouter l’expression de vos remords, à vous contempler adopter une position humble, face aux familles des victimes. Qu’avons-nous eu, au lieu de cela ? Que nous avez-vous servi ? Des mensonges. De l’orgueil. Vous nous regardiez au fond des yeux et votre bouche disait ‘‘je suis innocent’’ quand votre corps suintait la culpabilité, et c’était immonde et écœurant. »
Elle s’arrêta devant un miroir et tendit la main sans détacher son regard de son reflet. Un serviteur s’approcha doucement et prestement, comme elle l’avait bien dressé et qu’il savait qu’elle avait horreur des mouvements désordonnés et de la lenteur. Il était curieux et délectable de voir ces hommes tressaillir intérieurement dès qu’elle esquissait un geste, et s’empresser de lui plaire, de les regarder vouloir bondir et s’obliger pourtant à se montrer gracieux. Aussi faisaient-ils preuve de délicate promptitude dès qu’elle battait des cils. La crainte les rendait plaisamment serviles et la passion qui les habitait les empêchait pourtant de devenir insipides aux yeux de leur Maîtresse. Il ne lui fallait leur montrer la fosse qu’une seule fois, et ils étaient à elle. Celui-ci lui donna un diadème orné de sept étoiles de cristal, et quand elle en eu paré sa chevelure luxuriante de boucles brunes, il osa lui souffler qu’elle était la plus belle. Elle acquiesça, et le renvoya s’occuper plus loin, d’un mouvement de tête subtil. Tous ces imbéciles, au lieu de la servir et de l’aduler, pourraient si facilement l’assassiner. Si elle était à la place de ses serviteurs, c’est ce qu’elle ferait. Mais c’est bien parce qu’elle était à sa place et non à la leur qu’elle était toujours en vie, et plus puissante que jamais. Elle se détourna de son image et repris sa lente promenade tout autour de la bouche béante au fond de laquelle croupissaient ces deux immondes charognes. Elle reprit la parole à leur intention, sachant pertinemment que ces idiots n’écoutaient rien, trop occupés à s’inquiéter pour leurs misérables carcasses. Les hommes s’accrochent si fort à leurs ridicules existences, ils protègent jalousement leurs enveloppes corporelles sans comprendre que si l’âme est en putréfaction rien ne saurait les préserver de la moisissure. En même temps qu’elle décrivait des cercles autour de la fosse, elle déroulait sur son passage deux pelotes de laine blanche, et son petit discours moralisateur était conçu pour se terminer à l’instant où elle aurait complètement épuisé le fil entre ses doigts minces. Après toutes ces années, elle ne pouvait s’empêcher d’apprécier tout ce qui pouvait s’apparenter à une cérémonie funèbre, à un rituel macabre.
« Vous êtes du même sang et presque du même âge ; je plains les parents qui ont honteusement mis au monde deux créatures aussi hypocrites et viles. Faut-il que je vous rappelle votre crime ? Vous avez enlevé deux jeunes filles à leurs demeures, vous les avez dépossédées d’elles-mêmes en les asservissant, avant de vous débarrasser de leurs cadavres pâles en les jetant au fond d’une rivière. Commenterais-je le manque criant d’imagination et d’originalité de ces meurtres ? Ce n’est certes point le propos, cependant, ils sont à l’image de vos personnes : sauvages, irréfléchis, vides. A présent je vous prierais de m’accorder enfin votre attention car je vais vous parler de quelque chose qui vous intéressera sans doute. Je vous offre un moyen de sortir d’ici à peu près dignement. »
Elle fit alors jeter deux sacs au fond de la fosse.
« Avant toute chose, je tiens à vous signaler que les parois qui vous encerclent sont enduites de vitriol, aussi je ne vous conseille pas d’essayer d’escalader pour sortir si vous ne souhaitez pas voir votre peau fondre lentement sur vos os. »
Elle apprécia sa propre ironie car, tenter d’escalader, c’est la première chose que ces insectes avaient faite en se réveillant.
« Il y a dans chaque sac une fiole et un marteau. Si vous ingurgitez le contenu de la fiole, vous mourrez. Mais en quelques minutes seulement. Le suicide est une mort noble. Vous déchargerez ainsi le monde de deux créatures inutiles et vous éviterez de passer des années de souffrance en prison, puisque c’est bien ce à quoi vous avez été condamnés il y a quelques heures. Si malgré cela vous préférez la prison, qu’à cela ne tienne : j’offre à l’un de vous l’occasion de commencer à purger sa peine dès demain. »
Elle arrêta de marcher car les deux pelotes de laine venaient d’expirer entre ses doigts. Un autre serviteur vint alors et plaça un projecteur exactement au-dessus de la bouche d’ombre. Elle se pencha et regarda les visages sales et blafards des frères criminels. La peau de leurs mains était déchirée, leurs genoux sanguinolents. Ils avaient rejeté les fioles de poison dans un coin de leur geôle. Vivre. Etait-ce donc le plus important ?
« Celui qui explosera le crâne de l’autre à coups de marteau sortira vivant de ce puits », susurra-t-elle alors que ses yeux verts ressemblaient de plus en plus à ceux d’un félin affamé.
Elle leur adressa un sourire doucereux qui était là pour faire mal, tandis que la lumière s’accrochait comme de minuscules cristaux à son visage diaphane, dont la pureté de surface fut souillée par quelques perles de grenat, un instant après que la première plainte insensée fut émise. Elle les effaça au coin de ses lèvres, laissant une trainée rouge à l’odeur âcre sur sa joue, et alla s’asseoir un peu plus loin, bien droite. Elle n’avait pas souvent l’occasion de jouer à ce jeu. Elle ne l’ordonnait que lorsque les accusés lui semblaient spécialement fourbes et que la prison était non seulement trop douce mais encore parfaitement inutile pour les assassins en question. Depuis qu’elle était devenue humaine, c’était seulement la troisième fois qu’elle faisait cette proposition. Personne n’avait encore choisi la fiole.

Enfin l’un des frères fut tiré du puits. Son corps était une plaie. On le traina ensanglanté à ses pieds. Il venait de tuer son cadet d’une façon barbare et ignoble.
« Abattez-le. »
La chose releva la tête vers elle, entendant cette sentence. Mais elle avait promis qu’il sortirait vivant du puits, et non de sa demeure. Elle avait voulu savoir, plonger au plus profond des âmes de ces humains, contempler le lac noirâtre et puant de leurs intériorités, s’y baigner pour voir s’il n’y avait pas quelque maigre trésor à sauver. Il n’y avait rien. Maintenant, à elle de rendre justice. Elle descendit de son trône et avança vers la bête, pieds nus dans la flaque de sang chaude qui coulait près de son flanc. Elle sourit, et murmura quelques paroles, languissamment :
« Si tu avais choisi de boire le contenu du flacon, tu aurais épargné ton frère, tu m’aurais prouvé qu’il reste encore quelque chose de bon en toi. Tu as choisi le chemin de l’orgueil et de l’égoïsme, contemple maintenant ce qu’il reste de toi. En te résignant à mourir tu aurais pris la voie du pardon, car c’était de l’eau que contenait cette fiole, et non du poison. »

Du plus profond de l’univers, la nuit des temps

Où il vous sera expliqué le pourquoi du comment, mais, entre nous, cela n'a que peu d'intérêt:

Les Enfers, un peu après que l’autre mioche ait fait des siennes

Où vous risquez fort de mourir de rire: