Tout était bien qui finissait bien. Cela faisait cent dix-huit ans que je tournais en rond dans ce manoir immense, magnifique hôtel gothique du Comte Dracula en personne. Le Comte Dracula, d'ailleurs, c'était mon père. Un grand homme, toujours habillé de noir, le visage sévère et la mâchoire forte, froid au regard mais adorablement fondant au touché. Il fallait le connaître pour savoir l'apprécier et l'aimer. Beaucoup d'histoires, et je l'ai appris en arrivant, autour de sa personne, le décrivait comme un vampire dangereux et assassin. Moi, je sais que le Comte Dracula n'était pas cet homme-là. C'était mon père, le plus adorable des monstres et le chef de la bande.
Pendant toute mon enfance -qui dura quand même le temps d'une vie pour tout être humain- j'ai vécu à ses côtés, ma mère étant morte lors d'un incendie dans notre ancien manoir. Je n'étais alors qu'un bébé. Mon père a tout fait pour que je grandisse dans la sécurité et l'amour. Il était juste adorable. C'est lui qui m'a appris à marcher, à ramper sur le plafond et à voler. C'est lui qui m'a emmené chasser pour la première fois. Pour moi, il aurait construit un palais de toiles d'araignées, un parc d'épines et cercueil en or. A la place, il a décidé d'élever un hôtel immense, appelé l'Hotel Transylvania, qui accueillerait tous les monstres de la région. Ici, les loups garous, les fantômes, sorcières et zombis pouvaient passer du bon temps, sans risquer de se faire pourchasser par les êtres humains.
Cet hôtel devint bientôt ma prison dorée. Adolescente, à partir de mes soixante-sept ans, je commençais à rêver de voyages et de liberté. Je voulais connaître le monde alentour, les humains et leurs mœurs. Bien triste rêve ! J'aurais du me douter de la chance que j'avais de vivre dans l'Hôtel de mon père !
Toujours d'attaque, motivée, volontaire, je ne rêvais que d'une chose : m'enfuir ! Et puis, John a fait son apparition. C'était un garçon simple, drôle, un peu maladroit mais qui avait déjà parcouru le monde entier. Il me parlait de ses voyages et je rêvais de partir avec lui. Je croyais au départ qu'il était un monstre, comme nous, et je m'épris de lui.
Une vieille légende vampire raconte que lorsque deux personnes sont faites pour être ensembles, elles « zinguent » en se voyant pour la première fois. Avec Jonathan, je crois que ça s'était produit mais aujourd'hui, je n'en suis plus si sûre. Avec lui, je me voyais m'enfuir enfin de cet hôtel, oublier les corvées, les clients et les petites histoires sans importance de mes amis monstres. Avec lui, je me sentais libre.
Après une longue dispute avec mon père, j'appris bientôt que Johnny était humain. L'un de ces humains que les monstres avaient en horreur. Loin d'en avoir peur, je finis par croire qu'ensemble on partirait et qu'on pourrait être enfin heureux...et amoureux. Mon père finit enfin par céder, chose qu'il n'aurait jamais du faire ! Il m'offrit d'ailleurs mon sac de voyage.
La chauve-souris qui était en moi avait envie de s'envoler et de tournoiller autour de lui de bonheur. Je le revois encore sur le pas de la porte, nous accompagnant, lui et tout nos amis monstres pour nous dire au revoir. Je me revois m'envoler, trainant mon sac, trop lourd pour moi sous ma forme animale, du bout des pattes. Je me revois, alors que je m'enfonçais un peu plus profondément, dans la nuit noire de la forêt, regardant Jonathan de mes grandes billes bleues azures amoureuses, folle de joie à l'idée que lui et moi nous partions à la découverte de ce nouveau monde ensemble.

Et puis...je ne me souviens plus. Il y eut une sorte d'éclair, ou une lumière aveuglante qui sembla m'arracher les rétines. Sur mon visage dut se dessiner une grimace horrifiée dont je n'ai aucune représentation. Tout ce dont je me souviens, ce sont mes pensées. Elles s'envolaient toutes vers mon père, qui me pensait entre de bonnes mains et croyant que je ne risquais rien.
Il avait tord. Cela fait maintenant un an que je suis dans un monde que je connais peu. Je n'ai jamais réussi à retrouver Jonathan, l'humain avec lequel je suis partie. Je vis dans un pensionnat où plusieurs personnages, comme moi, ce sont vus happés par ce monde bien trop réel et effrayant. Je me sens perdue et j'ai l'horrible impression d'avoir laissé derrière moi mon père aimant qui a toujours tout fait pour que rien ne m'arrive. Cette vie, ce monde, je ne veux pas le découvrir. Ma soif d'aventure m'a désertée et l'extérieur me fait peur. J'ai peur de découvrir l'horreur que ce monde pourrait être. Et puis, comble du comble, tous mes pouvoirs, toute ma force a disparu. Il ne reste de la petite Mavis Dracula que ses deux billes bleues azures, qui ont perdu tout sentiment amoureux. [/b]