Mes chères (insupportables) sœurs,

La vie est parfois étrange. Un jour on gambade insoucieusement dans la forêt en compagnie de ses meilleurs amis le faon et la moufette et le lendemain, vous voilà débarquant dans une ville inconnue, entouré de gens tout aussi inconnus. Et humain. Oui, je suis devenu un de ces êtres que nous détestions, que nous haïssions plus que tout. Que nous redoutions chaque jour. Deux jambes, deux bras, une tête. Un corps fait de chair et d’os, des muscles un peu plus saillants qu’avant. J’ai du mal à me faire à cette idée. À l’idée que je suis devenu un des leurs. Est-ce que cela signifie que je suis comme eux désormais ? Que je vais tuer moi aussi ? Cette question me hante et m’angoisse parce que je crois que je préférerais mourir moi-même plutôt que de faire subir ce cauchemar à ceux qui étaient les nôtres – avant. Je sais ce que l’on ressent de l’autre côté, quand on est la proie et non le chasseur. Quand on est traqué et qu’on se retrouve obligé de fuir pour sauver sa propre vie. Pour sauver sa peau. Quelque part, je crois que j’ai honte de ce que je suis aujourd’hui. Je déteste cette enveloppe charnelle qui m’emprisonne et m’étouffe. Sera-t-il jamais possible de l’accepter un jour ? J’étais si bien dans la forêt.

La vie y était paisible, douce. Tranquille. Je me souviens de notre terrier incroyablement douillet et chaleureux. Protecteur. Et de nos parents, fermes mais aimants. Je me rappelle ces heures passées à nous gaver de trèfle – même si je n’aimais pas les feuilles et préférais manger les fleurs. « Les feuilles de trèfle sont un festin de roi. Elles font grandir les oreilles et fortifient les pattes. » aurait dit Maman pour me gronder un peu en me rappelant les enseignements de notre Père. Je suppose qu’ils devaient avoir raison tous les deux, mais c’est vraiment mauvais à manger. Je préférais me passer de vitamines, en trublion que j’étais. Le jour de la naissance de Bambi, celui qui deviendra mon meilleur ami, a marqué la forêt toute entière. Tout le monde s’était rassemblé autour de lui et sa mère pour l’accueillir dignement et féliciter la douce biche. Un peu étonné, j’ai observé ses premiers pas hésitants, ses premières chutes et, même si je trouvais ça très drôle, il avait ce petit air perdu et innocent que j’aimais bien. Vous ne vous en souvenez sûrement pas, vous étiez quand même petites à cette époque-là. Je crois que je me suis senti le devoir de lui enseigner tout ce que je savais, tout ce qu’on m’avait appris. Il lui fallait une sorte de mentor, de grand frère et c’était moi – je l’avais décidé, voilà. Je ris encore au souvenir de lui apprenant ce qu’est un moineau, un papillon. Une fleur. Il était si innocent, si doux. Ses yeux de faon brillaient chaque fois qu’il découvrait quelque chose de nouveau. C’était comme si le monde regorgeait de surprises à ses côtés. J’aimais son contact et sa fraîcheur. J’aimais le fait de lui apprendre tout ça, de découvrir avec lui notre univers d’une autre façon. Qui d’autre que lui aurait pu appeler notre amie la moufette, Fleur ? Mais c’était apaisant. Et il me permettait aussi de m’éloigner de vous et de vos câlins trop collants et trop baveux. Oh que vous m’énerviez à toujours me sauter dessus dès que j’apparaissais ! À croire que vous n’aviez rien d’autre à faire que de m’embêter, de me pourrir l’existence. Oui, en ce temps-là, je vous trouvais tellement envahissantes que je cherchais par tous les moyens à me débarrasser de vous. Parfois, je me cachais dès que vous arriviez, juste pour pouvoir vous éviter. (Aujourd’hui que je suis seul dans cette ville humaine, je regrette votre présence. Vous me manquez et je me sens seul. Je m’inquiète aussi. Où êtes-vous ?) Bambi, Fleur et moi formions un trio inséparable. Soudés comme les deux doigts de la main, on était toujours fourrés ensemble. À faire les fous, à s’amuser. À profiter de notre jeunesse et de la vie. Je me rappelle de cette matinée dans la neige et sur la glace à patiner – ou tout du moins à essayer de patiner, concernant le faon – et à rire aux éclats, de la poudreuse plein les moustaches et les poils. Des jeux simples, sans prétention. Une vie sans complication. Jusqu’à l’arrivée de ces hommes et de leurs chiens qui ont mis la forêt à feu et à sang. Les aboiements résonnent encore parfois à mes oreilles dans mes pires cauchemars. Je les revois poursuivre Bambi et Féline à travers les arbres et les rochers sous la pluie battante, au milieu des flammes. Je les revois chasser chaque pauvre animal se retrouvant sur leur chemin. Je crois que l’enfer brûlait dans leurs prunelles éclatantes d’avidité. Et nous, terrés dans notre trou, cachés, nous attendions. Nous attendions que ça passe. Que tout se calme. La peur au ventre et faisant frissonner notre fourrures, nous attendions. Et comment vous rassurer, vous mes sœurs, alors que j’étais moi-même mort de trouille jusque dans mes tripes ? Ils dévastaient nos maisons, notre habitat ; ils saccageaient notre petit monde, notre paradis sur terre. Ils tuaient. De mes propres yeux, j’ai vu la perdrix s’échouer sur le sol. Morte. Sans vie. C’était un carnage. Et, au fond, je ne comprenais pas pourquoi tant de rage et de haine à notre égard. Leur avions-nous fait quelque chose de mal, des années auparavant ? Je n’ai jamais compris pourquoi. Je ne comprends toujours pas pourquoi, à vrai dire. (Peut-être que, maintenant que je suis dans leur peau, je vais pouvoir trouver une réponse à cette question qui me hante.) Et puis, le soleil est revenu dans nos vies. Bambi a fait fuir les chiens, la pluie s’est arrêtée. C’était comme si une nouvelle ère commençait. Tout redevenait calme dans la forêt, nos vies reprenaient petit à petit. On oubliait la peur, les tracas et le quotidien était de nouveau là pour nous rassurer. Comme si tout ça n’avait été qu’un affreux cauchemar. C’était terminé. Et, une nouvelle fois, la forêt toute entière s’agitait. Féline venait d’avoir son bébé. Enfin non, ses bébés. Deux petits faons, portraits crachés de leur père devenu Prince de la Forêt. Comme quand j’ai observé les premiers pas de Bambi, j’observais cette toute première fois où leurs yeux s’ouvraient sur le monde. Notre monde. C’était un nouveau printemps, tout venait de renaître encore une fois. C’était le grand cycle de la vie.

J’ai à peine fermé les yeux une seconde et tout a changé. La forêt, les arbres, nos buissons. Notre terrier. Tout était si différent autour de moi quand je me suis réveillé. Déboussolé, je n’ai pas compris ce qu’il s’était passé. Le béton et le goudron ont remplacé la terre meuble et humide ; le soleil à travers les feuilles des arbres s’était transformé en lourds nuages gris au-dessus de hauts bâtiments. Tout autour de moi, on marchait sur ses pattes arrière. Ses pattes arrière ! J’ai cru pendant un instant que je faisais un autre cauchemar, que j’allais me réveiller d’un instant à l’autre. Mais j’avais beau me pincer, secouer la tête, rien n’y faisait. Je restais là, au milieu de tous ces hommes. Au milieu de ce danger. Lorsque je me suis aperçu que j’étais moi-même devenu un des leurs, j’ai eu envie d’hurler. De pleurer aussi. (On ne se moque pas, les filles. Ce n’est peut-être pas très digne de votre grand frère mais un peu de respect tout de même.) Je n’arrivais pas à croire que j’avais changé ainsi. C’était impossible. J’aurais tout accepté mais pas ça. Parce que c’était pire que tout. Pire que de devoir manger des feuilles de trèfle ! Je me retrouvais dans la peau de ceux qui ont toujours eu l’envie de nous tuer. De nous manger aussi. Comment étais-je censé me faire à cette idée, à cette nouvelle vie dont je ne voulais pas ? Cette nouvelle existence que je n’avais pas demandée, jamais. Pourquoi ? Que s’était-il passé ? J’avais tout perdu. Mon univers, mes amis. Ma famille. Vous. Qu’étais-je censé faire désormais ? J’ai vécu quelques jours dans la rue, à dormir dans des parcs où j’arrivais à trouver des trèfles – j’ai mangé les feuilles pour une fois. C’était le seul endroit dans cette ville où je me sentais un peu chez moi, chez nous. Ça me rappelait la forêt et ses prairies vertes à perte de vue. Ce n’était pas pareil mais ça y ressemblait alors je m’en contentais. Et puis j’ai trouvé refuge dans une espèce de pensionnat avec d’autres jeunes un peu paumés comme moi. Un peu effrayé, je restais isolé. J’avais trop de mal à me faire à cette nouvelle vie. Cette nouvelle peau imberbe. J’ai dû tout apprendre – me vêtir, manger avec des couverts, marcher sur deux pattes avec des chaussures aux pieds. J’ai appris la valeur de l’argent, la nécessité d’une nourriture différente de ce que nous mangions dans cette autre vie qui me parait si loin désormais. Je me suis découvert une passion pour les voitures, étrangement. Je ne la comprends pas mais elle est là. Alors j’ai trouvé un petit travail dans un garage de la ville. Je répare les moteurs, fais les vidanges, regonfle les pneus parfois. Il paraît que je fais du bon boulot, selon le patron alors ça me va. Petit à petit, je me suis fait à cette nouvelle vie, à ce nouvel environnement. Aux gens. L’être humain ne m’effraie plus autant, ils ne sont pas tous aussi méchants qu’il n’y paraît. Certains sont même gentils et contre la chasse aux animaux – ceux-là, je les adore. J’ai retrouvé cette jovialité qui me caractérisait, cet entrain et cette fougue que confère la jeunesse. Ça fait du bien de se retrouver, de retrouver le Panpan que j’étais – les longues oreilles en moins. (Elles sont si petites, maintenant ! Je suis chaque fois impressionné par leur taille ridicule.) Ma vie reprend doucement, sûrement. Pas à pas, je me suis reconstruit. Il ne manque que vous à mon quotidien, mes sœurs. Vous avez beau être insupportables et collantes, vous me manquez. Terriblement. Et ce gouffre béant dans ma poitrine me rend mélancolique. Triste. Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Est-ce que vous allez bien ? Tant de questions auxquelles je n’ai pas de réponse. Auxquelles je cherche désespérément une réponse. Parce que je suis inquiet. Êtes-vous ici aussi, à Fantasia Hill ? Êtes-vous ensemble ou séparées ? (Est-ce que certains lapins, euh hommes, vous ont approchées ?) Vous êtes mes petites sœurs, et mon devoir est de vous protéger. De veiller sur vous, de veiller à ce qu’il ne vous arrive rien. Je me rends compte que même vos câlins qui m’étouffaient me manquent aussi. Parce que tant que vous me sautiez dessus, je savais que vous étiez là. Je savais que vous faisiez partie de ma vie, de mon existence. Aujourd’hui, je suis seul et sans personne. Dans un monde que je ne comprends pas toujours, que je n’aime pas forcément. Où que vous soyez, j’espère que vous allez bien. J’espère que vous faites attention à vous. Un jour, je vous retrouverai sûrement et je reprendrai mon rôle de grand frère. Je râlerai toujours autant dès que l’une de vous sera trop collée à moi mais au moins, je sais qu’alors tout notre monde tournera à nouveau rond. Dans le bon sens. Je sais qu’alors tout sera enfin à sa place. Je crois que je pourrais me faire à ce nouvel univers si vous êtes là avec moi. Peut-être que vous, vous avez compris comment vivre parmi ces êtres qui ont pourtant massacré tant d’êtres qui nous étaient proches. Je souhaite juste que vous soyez toutes là et que je vous retrouverai bientôt. Ma vie solitaire commence à me peser.

Prenez soin de vous,
Votre grand frère qui vous aime malgré tout, Panpan.

PS – Ne vous réjouissez pas trop vite si jamais vous tombez sur cette maudite lettre. Je nierai chacun de ces mots en bloc et dirai que j’ai écrit tout ça sous l’influence d’un trèfle pas frais mangé au repas du midi. Hey vous me prenez pour qui, petites chipies ?