❥ Dans mon monde, Dinah, tu ne dirais pas « miaow » mais « bien-sûr, mademoiselle Alice ».

Ton existence entière se résumait en quelques mots : le jeu, l'aventure et Alice. Le jeu, parce que tu passais tes journées dehors, à courir après ta minuscules pelote de laine que tu ne rattrapais jamais, tant t'étais petite encore, parce que tu n'étais encore qu'un bébé. L'aventure, parce qu'il n'y pouvait y avoir que ça qui pouvait rythmer tes jours : tes découvertes autour du jardin et tes défis derrière les hautes herbes. Au fond, t'arrivais à jouer seule, à vivre seule. Il y avait bien Dowson, le gros chien de chasse, qui passait ses journées à renifler partout, mais il ne t'avais jamais vraiment intéressé. Non, toi, tu étais un cadeau. Un cadeau de la part de Madame pour sa fille, Alice, une petite blonde tout aussi rêveuse. Tu lui appartenais, et tu l'aimais beaucoup, énormément même. Tu ne t'approchais de personne à part d'elle, parce que tu le savais ça, que tu lui appartenais, à elle et à personne d'autre. Elle avait noué un petit ruban rose autour de ton cou, qui t'allais à merveille, elle disait que cela faisait ressortir tes yeux. Souvent, vous parliez toutes les deux, et même si tu ne comprenais pas bien tout ce qu'elle pouvait te dire, tu ne manquais jamais de lui faire savoir que tu écoutais, d'un minuscule petit miaulement. « Je suis là Alice, parle moi. » cela voulait dire. Et elle te parlait, de sa voix douce, te prenant dans ses bras en te comptant sa journée, ses abominables cours et ses livres sans images. Tu te disais tout le temps qu'elle avait raison, pour toi, elle avait forcément raison. Tu hochais même la tête, lorsqu'elle te demandait ton avis. Elle semblait contente de pouvoir parler avec toi, elle te disait toujours tout, et ne manquait jamais de glisser ses doigts fins sur ton poil. C'était si doux. Et puis lorsque tu voyais qu'elle avait besoin d'être seule, ou que Madame entrait dans la pièce, tu filais à nouveau dans le jardin, grimpant par la fenêtre. Toi d'ailleurs, tu n'avais pas souvenir de ta mère, ça te semblait si loin. Ce n'était pas vraiment quelque chose qui te préoccupais, t'étais sans doute trop jeune. Pourtant tu te souvenais du goût de son lait chaud, sans pour autant te souvenir de son miaulement. Tu préférais ne pas y penser, parce que les chats ne sont pas censés penser à de telles choses. Tout ce qui devait t'importer, c'était ta boule de poil.

Et puis un jour Alice disparut. Tu l'avais vu toi, tomber dans ce trou, alors que vous étiez en train de poursuivre un étrange lapin, vêtu d'un costume. Tu t'étais mise à miauler comme une folle pour lui dire de remonter, mais elle était tellement tombée, sans explication. Tu t'étais mise à pleurer, mais personne n'était venu, alors tu t'étais progressivement endormie au bord de l’étang. « Alice, oh, Alice ! Emmenez votre chatte à l'intérieur, il est l'heure de son dîner. » Lorsque t'avais rouvert les yeux, elle était à nouveau là, comme si de rien était, et tout ça t'avais semblé comme dans un rêve. Un étrange, et merveilleux rêve, au pays des merveilles, que t'avais seulement eu le temps de frôler de ta patte.



❥ Dans ce monde désormais, tu peux parler.

Le fallait-il vraiment, docteur ? Avaler ses huit cachets chaque jour, pour espérer que la douleur qu'elle sentait lui brûler l'estomac finisse par s'estomper ? Elle ne chercha pas vraiment à comprendre, et pris sagement les cachets, en espérant pouvoir inspirer même un instant sans souffrir d'avantage. Pourtant cela ni ne l'aida, ni ne la soulagea. La tête dans la cuvette, elle encaissa ses hauts-le-cœur, en sentant son corps trembler après chaque expirations. Et lorsqu'elle se surprenait à s'accorder une pause, elle se mettait à pleurer, assise par terre, le dos contre les chiottes, à attendre que ça passe. Elle revint voir le docteur le lendemain, mais il répondit que sans ses anti-depresseurs, elle ne tiendrait pas bien longtemps. Le fallait-il vraiment, docteur ? Elle avait désormais cette espèce de phobie des blouses blanches, qui lui rappelaient à quel point elle était faible, chaque fois qu'elle en croisait. Elle avait peur de cette faiblesse, mais honte aussi. Parce qu'elle aurait voulu être l'héroïne, elle aussi, et dépasser ses peurs et ses chagrins. Parfois, elle se retrouvait devant la glace de la salle de bain, et remontait un peu son t-shirt, se mettant de profil pour constater avec horreur que ses côtes se faisaient de plus en plus apparentes. Elle avait l'impression de mourir. Elle se sentait glisser, comme lentement. Et les médicaments n'y faisaient toujours rien. Elle était en dépression, il disait, le docteur, sans même lever les yeux vers elle. Naïve, perdue, elle y croyait, et elle réglait, en remerciant ce connard avec sa blouse blanche. Elle n'en parlait à personne, car de toute façon, peut bavarde, elle ne se voyait pas se confier. Elle se sentait seule. Et lorsqu'elle allumait la télévision, et qu'elle tombait sur ses programmes de filles complexées sur leurs formes, elle se mettait à rire, si fort, si fort. Pourquoi n'est-on jamais satisfait ? Elle enviait leurs cuisses que ces filles jugeaient trop épaisses, leur poitrine généreuse, leur vraies formes, les vraies femmes qu'elle étaient. Elle découpait les photos de ses filles photoshopées, dans les magazines, et elle se disait, que même ça, ça lui allait. Parfois dans la rue, elle s'arrêtait devant une vitrine propres, et se mettait à regarder, longtemps, ces deux bâtons qu'elle avait à la place des mollets. Elle inspirait fort et se remettait à marcher, demandant une cigarette à un inconnu, qu'elle s'allumait et qu'elle laissait mourir contre ses lèvres. Elle sentait le regard d'une fille, au loin, et lui adressait un regard du coin de l’œil, l'entendant presque la traiter de squelette. Elle fixait son assiette qu'elle faisait bien remplie, mais à laquelle elle ne touchait même pas, sentant ses affreux hauts-le-cœur recommencer si forts à chaque fois qu'elle approchait la fourchette de ses lèvres. Elle s'était achetée des boissons gazeuses, car elle avait entendu à la télé une présentatrice expliquer que cela faisait grossir, mais elle n'avait pu en boire que quelques gorgées, avant de raccrocher. C'était comme si rien ne voulait rentrer, c'était un blocage, un manque, un estomac ravagé par la tristesse. C'était psychologique, comme disait le docteur. Et pourtant, elle faisait tout pour se convaincre, parfois même, elle s'invitait au restaurant, pour y goûter des choses bonnes, de vraies choses. Mais elle se contentait de laisser son assiette de coté, finalement. Et lorsque le serveur lui demandait si il y avait un problème, elle s'effondrait en larmes.

Ça dura presque cinq mois, ou du moins quatre mois et demi, car au début de la troisième semaine de ce mois de mars, elle sentait qu'elle avait finalement atteint ses limites. Elle ne prenait plus le temps de se regarder dans le miroir, car elle avait peur de pleurer encore, lorsqu'elle verrait ce que cette histoire aurait pu faire sur elle. Elle ne se regardait pas, mais elle sentait, lorsqu'elle passait une main sur sa joue, ses joues creusées et son visage devenu osseux. Elle avait du mal à marcher, car elle avait l'impression de sombrer à chaque nouveau pas. Ce n'était même plus la peine de songer à manger désormais, car il n'y avait plus aucun aliment, mis à part l'eau et la mie de pain, qui pouvait entrer dans sa bouche sans qu'elle vomisse tout de suite. Elle ne ressentait plus que de la fatigue, constante, et elle avait cessé d'aller au travail, parce qu'elle ne voulait pas faire peur aux enfants. Alors ce fut presque avec soulagement, qu'un jour de pluie, en ce début de la troisième semaine du mois de mars, que sentant ses mains trembler sans pouvoir les arrêter, elle tomba de sa hauteur, évanouie, mais apaisée. La voisine du dessus appela une ambulance quelques heures plus tard, la trouvant sur le sol de la cuisine, lors sa visite quotidienne.

Elle ouvrit les yeux deux jours plus tard, une tube respiratoire sur la bouche, lui rentrant dans le nez, et une perfusion plantée dans son bras. Elle ne disait rien, ne bougeait pas, elle allait pour à nouveau refermer les yeux, pas vraiment curieuse, ne voulant pas en savoir plus, elle était si fatiguée... « Eh, t'es réveillée, hey toi, t'as pas du feu ? » Elle découvrait un lit juste à coté du sien, contenant une femme étrange, d'un teint horrible, qui la fixait avec des yeux si exorbités qu'elle se surpris à sursauter d'un coup sec. « Q-Quoi ? » Bégaya-t-elle, à travers son masque à oxygène, avant de se mettre à tousser et de le virer d'un geste presque violent, paniqué. Son bras tira sur le tuyau la reliant à sa perfusion à roulettes, et elle poussa un gémissement de douleur. « Quelle conne. Je veux du feu, DU FEU, t'en as ? Allez miss nunuche ! » Stoïque, c'était comme si elle ne voulait pas bouger, comme si tous ses membres avaient décidés de faire la grève de tout mouvement. Sa colocataire de chambre sembla s'énerver un instant, et pour ne pas voir son visage une seconde de plus, Lewis ferma fort les yeux jusqu'à y voir des couleurs : du rouge, du vert, du bleu, qui lui lapidait les paupières mais qui l'empêchait de penser. Est-ce qu'on l'avait placé chez les fous ? Non, c'était si effrayant tout ça. Elle atteignit le noir à poids verts lorsqu'elle entendit la porte de la chambre s'ouvrir violemment, et vit quatre hommes en blouse blanche pénétrer dans la pièce pour maîtriser sa colocataire folle. Après l'avoir piqué presque trois fois avec ce que notre brune songeait être du sédatif, ils se tournèrent vers cette dernière, et l'observèrent un instant. L'un deux vint repositionner son masque sur son nez, mais elle ne trouva pas la force de le retirer à nouveau. Elle souffla, avant d'enfin refermer les yeux, pour de bon cette fois.

Deux semaines plus tard elle était à nouveau dehors, ses longs cheveux bruns au vent, alors qu'elle fixait les grattes-ciels immense, près de toucher le ciel. Elle avait mit longtemps à s'habiter au vingtième-siècle, aux nouvelles technologies. Et même si elle n'arrivait toujours pas à maîtriser le moindre ordinateur, et s'en sortait tout juste avec son portable, elle parvenait à oublier progressivement les lourdes charrettes et les robes en dentelles de l'époque dont elle venait. Elle était toujours aussi maigre mais elle tenait sur ses jambes, et le docteur lui avait rendu ses affaires avec vingt dollars en moins dans son porte monnaie, connard. Elle avait admiré sa blouse blanche, longuement avant de se décider à sortir. Alors ce soir là, au plutôt cette fin d'après-midi là, alors que le soleil allait pour se coucher progressivement, elle se contenta de marcher à pas lents le long du centre ville, admirant les vitrines si propres des grands magasins, ses robes sublimes que jamais elle n'aurait l'occasion de toucher. Elle observa une affiche, présentant les plus grandes stylistes du pays, et y retint quelques noms, avant de continuer d'avancer. Elle s'offrit un cinéma, pour elle toute seule, juste pour ces beaux yeux, et elle se mit à pleurer à la fin du film, alors qu'il n'y avait pourtant rien de tragique. Elle avait simplement besoin de relâcher la pression, et malgré les regards noirs qu'on lui lançait, ses sanglots revenaient de plus belle. On la pria finalement de quitter la salle, et elle se fit rembourser la moitié de son ticket, après avoir longuement insisté, parce qu'elle n'avait plus rien sur elle et qu'elle n'avait toujours pas commandé sa putain de carte de crédit. Elle passa à la petite épicerie du coin et s'acheta un plat de pâtes, qu'elle vomit vingt minutes plus tard.

Les jours passent et se ressemblent indéniablement. Il y a le trajet pour l'hopital, tous les deux jours, pour passer deux heures assise à compter les moutons, à sentir son petit corps tout maigre reprendre ses forces, et à entendre les murmures des patients : « Oh regarde, une anorexique, j'en avais jamais vu en vrai... Beuh. ». C'est pas pareil, ils ne comprennent rien. Elle essayait de manger, mais c'est comme si rien ne voulait rentrer. Elle se forçait cependant à avaler trois cuillères de soupes au moins, histoire de rester un minimum consciente, mais sans le ravitaillement par perfusion de  l’hôpital, elle ne serait plus rien. Elle n'a plus l'impression de vivre, mais plutôt de survivre. Et elle songe à sa vie de chatte, qui n'avait rien de plus à penser durant la journée, qu'à ne pas tâcher son joli petit ruban rose.