-  Ils veulent faire quoi ?!

Il fixait son ami, incrédule, la voix légèrement bloquée dans sa gorge.

- Ecoute, je sais que c'est un peu déstabilisant, mais il faut agir. Il ne fait rien, et au rythme où ça va, les gardes nous trouverons dans quelques semaines. On est trop nombreux, Clopin. On se fait trop remarquer. Frollo est de plus en plus violent, tu le sais. La semaine dernière, on en a perdu trois. Trois ! Il y avait un gosse, tu sais, celui qui était né déformé. Et le mois dernier...

- Je sais très bien ce qu'il s'est passé, coupa-t-il sèchement. Il était inutile pour lui de revivre ces événements, qui sûrement le hanteraient toute sa vie.

- Alors réfléchis. On a besoin de quelqu'un de fort. Quelqu'un qui fasse bouger les choses. Ton père était un bon roi, mais depuis que l'autre abruti a été désigné, on va droit dans le mur. Les gens te font confiance, beaucoup d'entre eux te veulent , toi.

Il soupira, passant une main sur son visage. Sérieusement. Lui ? Chef de la cour ? Il n'avait jamais compris pourquoi les gens lui faisaient une telle confiance. Il n'était certainement pas assez impressionnant ou fort physiquement pour assumer un tel rôle. Non, il était un saltimbanque – un bouffon, c'était comme cela qu'il avait toujours gagné son pain, contrairement à ceux qui jouaient les mendiants estropiés ou qui volaient … Certes, son caractère fort l'avait souvent mis dans des situations de conflit dans la cour, il avait su imposer le respect de certains, et il avait toujours voulu se sentir utile ... Mais de là à devenir roi... Ce n'était pas qu'il avait peur d'assumer de telles responsabilités, au contraire, il donnerait tout pour assurer la sécurité de sa famille, mais c'était si...irréel.

D'une part, il était largement plus jeune que l'âge standard. Y avait-il déjà eu un roi n'ayant que vingt ans ? Généralement, on attendait de lui qu'il ait au moins une bonne expérience de la vie, et bien que la sienne fut...intense, Clopin doutait qu'il ait ce qu'il faut. Et puis d'une autre part... L'image floue de son père menant une cour forte et unie ne l'aidait pas. Bien qu'il n'en ait que très peu de souvenirs, l'homme avait laissé une empreinte dans le coeur des bohémiens, jusqu'à son arrestation, et sa pendaison en place publique. On n'héritait pas d'un titre comme ça. Il fallait le mériter, pas comme les rois et les seigneurs qui se contentaient de naître. Ici, tout le monde partait du même trou à rat, tout le monde devait se battre pour arriver à sortir la tête de la boue.

Alors comment pouvait-il accepter un telle chose ?

Il suivit lentement son ami vers la « place » de la cour, le promontoire où ils avaient l'habitude de se rassembler. Il sentait des yeux le suivre, des yeux usés par la crainte suite aux derniers événements.
Des yeux fatigués par un mode de vie épuisant, et brûlants de colère pour l'injustice. Ils avaient raison. Ils avaient tous raison. S'ils ne faisaient pas vite quelque chose, ils ne survivraient pas longtemps.

En montant sur l'estrade branlante, Clopin jeta un coup d'oeil à la potence qui y était installée depuis bien des années et se tourna vers sa famille. Il savait ce qu'il devait faire, mais il savait aussi que cela changerait tout ce qu'il avait toujours connu. Car la loi qui fut décidée ce jour là, fut que chaque intrus trouvant l'entrée de la cour des miracles serait pendu, sans procès. La cour qui avait depuis des siècles été le refuge des vagabonds, serait à partir de ce jour fermée.

Il y a Roi et roi. Deux choses totalement différentes, à vrai dire. Car si les deux sont là pour guider leur peuple, le Roi n'a jamais besoin de salir ses mains. Le roi, lui, dû exécuter lui même chaque intrus dans la cour, innocent ou pas, teintant encore et encore ses mains de rouge...pendant presque vingt ans.


C'était inconcevable. Parfaitement et totalement impossible à croire. Son cerveau n'arrivait pas à accepter la vérité en face de ses yeux. Et pourtant ils étaient là, foulant le sol de leur foyer. Les soldats les avaient trouvés. Et il était là, cet homme tant haï, responsable de la mort de tant de gens auquel il tenait.

Frollo avait trouvé la cour.

A cause de ces deux idiots, ce traître et ce gadjé qui croyait pouvoir faire la cour d'Esmeralda. Ils avaient ouvert la voie à toute la garnison, il était prêt à parier qu'ils n'avaient même pas pris la peine de refermer le passage.

Toutes ces années de précautions pour rien, ces sacrifices, ces innocents tués. Tout réduit en cendres...A cause de lui. Il avait échoué, et les conséquences étaient là. La cour ravagée, ses occupants ligotés et prêts à être emmenés. Il ne se laissa pas faire, lutta en vain avec tout son être contre les liens qui furent forcés sur ses poignets, contre le bâillon qui vint bientôt l'étouffer à moitié, mais pas avant d'avoir rageusement craché sur l'ennemi. Ils étaient trop nombreux, ne leur laissant pas une seule chance de s'échapper. Et pourtant, toute sa rage, toute sa hargne s'évaporèrent lorsqu'une voix s'éleva parmi les cris.

- Il y aura un petit feu de joie demain et vous êtes tous conviés à la fête.

Il sentit son cœur s'arrêter de battre, les yeux fixés sur le monstre qui avait prononcé ces mots. Frollo la touchait, la regardait de ses yeux sans vie. Il osait poser ses yeux sur elle. Il voulait la faire brûler.
Elle, qui était tout pour Clopin, la seule chose qui l'ait empêché de sombrer complètement dans les ténèbres. Elle, qu'il avait élevé depuis son enfance, sur qui il avait veillé jour et nuit, en oubliant parfois la cour et tous le reste. Elle qui était sa seule famille, son monde.
Esmeralda.

Sa force lui revint d'un coup, mais les liens et le bâillon l'empêchèrent d'avancer, ou de crier. Oh, il l'aurait tué, là, sur place, devant tous les gardes. Il les auraient tous tués de ses propres mains. Il les auraient fait hurler de douleur et implorer sa pitié. Mais il ne fit que se débattre en vain, jusqu'à ce qu'un coup sur l'arrière de son crâne lui fasse perdre connaissance.


- Hé ! Toi ! On dort pas sur mon trottoir. C'est mauvais pour la clientèle. Va trouver un autre trou où dormir !

Sa vision était beaucoup trop floue, et ses oreilles bourdonnaient. Avait-il encore abusé la veille ? Pourtant, d'habitude, il tenait mieux l'alcool que ça. Il devait se faire vieux. Se relevant légèrement de sa position affalée, il ne prit pas tout de suite compte de l'aspect étrange qu'avait le sol, ni que ce qu'il croyait être un bourdonnement n'en était pas un. Il discerna les chaussures de son interlocuteur, assez étranges d'ailleurs..Il n'aurait certainement pas bu autant une veille de festival !? Non... Les choses commençaient à lui revenir. Les cages, la place de Notre Dame en feu... Esmeralda...

Dans un instant de panique, il perdit à moitié l'équilibre. Que lui était-il arrivé? L'image floue du bossu la sauvant des flammes le calma légèrement, mais pas complètement. Tant qu'il ne la serrerait pas dans ses bras, il ne serait pas rassuré. Et puis quoi? Pourquoi s'était-il endormi comme ça, dans la rue?

- Allez, bouge toi ! Je veux pas d'un loqueteux comme toi dans ma rue !

Avec un grognement, il se leva , s'appuyant légèrement sur le mur. Il releva la tête et se figea.

Dans quel pétrin s'était-il encore fourré ?