Il m'a apporté les preuves de son

imbécilité avec tellement

d'intelligence et de subtilité que je

me demande s'il ne m'a pas pris

pour un imbécile.

 « Oui. Un chat de Cheschire. »
  Lentement, j’apparais, souriant. La fillette me regarde et je lui offre mon éternel sourire, mon croissant de lune au milieu du visage. C’est si surprenant de voir un  chat sourire, je le sais bien moi qui suis le seul. Je chantonne, j’exulte de cette conversation qui n’en est pas une. Alice, la fameuse Alice ? « Vous avez peut-être remarqué que je n’ai pas toujours toute ma tête… »


  Parler de mon existence au Pays des Merveilles m’est quasiment impossible. Ca n’était pas un autre monde, c’était une autre réalité. Un rêve même, d’après Alice. Et c’est peut-être pour cela que mon enfance ne me semble pas avoir un jour eu lieu. Ou alors qu’elle est trop loin, car même le temps s’y écoulait différemment. Je me souviens très bien de ma rencontre avec Alice pourtant, cette gamine blonde – et un peu idiote d’après moi, qui courrait après le temps sans le comprendre. Qui ne voulait rien avoir à faire avec les fous, mais qui était elle-même atteinte. Je me souviens l’avoir retrouvée plus tard, perdue, sanglotante, et l’avoir conduite directement chez la Reine rouge. Je me suis d’ailleurs beaucoup amusé ce jour-là dans mes souvenirs, alors qu’elle jouait avec l’un de ces idiots de flamants rose au criquet.

  Et pourtant quel horrible sport le criquet, terriblement ennuyeux ! Et de toute façon truqué – qui aurait pu laisser la Reine perdre face à cette enfant ? A part moins bien sûr ? Ce dont je me rappelle avec le plus de nostalgie, c’est de ce que je pouvais faire là-bas. J’en avais déjà fait la démonstration à Alice, disparaissant rayure par rayure, jouant avec cette chose vaporeuse qui était mon être et que je pouvais manipuler à volonté. Jusqu’à même me transformer. Peut-être que s’il n’y avait pas eu la Reine, j’aurai pu devenir le vilain de mon histoire, sans raison aucune si ce n’est ma folie (très différente de celle de sa Majesté il faut le dire). J’ai joué à la perfection de mes capacités pour mon propre plaisir, j’ai ridiculisé son Illustre Dame de Cœur au dépend d’Alice.

  Alors il y a eu un procès, cela aussi reste clair. Pas contre moi évidemment, je m’étais déjà évaporé avant que quelqu’un d’autre que la fillette ait pu me voir. Mais quand les choses commençaient réellement à devenir intéressantes, le Chapelier Fou, le Lièvre de Mars et leur Loir ont été appelés, et l’histoire aurait pu se terminer en une vulgaire partie de thé. C’était sans compter la jouvencelle qui m’avait à peine entrevue qu’elle essayait déjà de me montrer à la Reine. Oubliant bien sûr que ma simple mention suffisait à créer des crises d’hystérie chez le troisième compère que je viens de citer (non sans raison d’ailleurs, il faudrait que je m’attarde sur le délice en bouche que peut être le loir encore vivant).

  Après cela, le chaos. La rage de la Reine, la taille d’Alice, et les cartes, toujours plus de cartes… Tout cela mêlé dans un fouillis qui annonçait à Alice son réveil – mais qui sans que nous le sachions nous annonçait aussi le notre.

  Quand j’ai ouvert les yeux, après l’accident, je n’ai pas tout de suite compris. Je me suis lentement redressé, mis en équilibre sur mes pattes arrière et ait songé que cet endroit était fort vilain et que je ferai mieux de disparaître au plus vite. Mais point de disparition. Et je n’ai pas plus de réussite pour l’envol. J’ai posé ma main sur mon visage, et j’y ai trouvé avec horreur quelque chose qui n’y était pas auparavant, une forme triangulaire. Un bref regard à mes bras, à mes jambes, à mon corp, humain, m’a fait me sentir mal, et j’ai couru jusqu’à la première surface réfléchissante que j’ai pu trouver. Dans une pareille situation, n’importe quoi aurait fait l’affaire, un miroir comme un écran, une vitre sombre ou même une cuillère. Et en m’apercevant, je crois que j’ai crié. Un cri sourd, qui n’a pas pu franchir mes lèvres.

  Il faut que je m’arrête un instant pour expliquer le problème. J’étais un chat, un bon gros matou bicolore, capable de voler et de disparaître, j’avais comme deux billes jaunes pour les yeux et des moustaches splendides. Et là, j’étais un humain. Maigrichon au poil noir, mais juste sur la tête et très peu ailleurs, avec des yeux bleus foncés d’un commun désolant, l’incapacité de voir dans le noir, de faire ces choses magiques que j’aimais tant, ou même de chasser (je constate quand même toujours avec plaisir que je fais peur aux souris et autres petits rongeurs de ce monde même sous cette forme). Alors, j’ai refusé d’y croire, au tout début, je me suis recroquevillé sur moi-même, j’ai refusé de bouger, de manger, d’exister. Et puis, j’ai du me rendre à l’évidence. A présent, il faudrait que je sois ça, dans ce monde.

 Avec cette nouvelle certitude, j’ai commencé mon existence ici. La première chose que j’ai faite a été de me faire teindre des mèches violettes dans les cheveux, action que je réitère régulièrement en variant la couleur avec le mauve. Quitte à vivre dans une enveloppe qui ne me satisfait pas, autant le faire avec un minimum de données pour se ressembler (mais cependant mon appropriation de mon corps a ses limites : si je peux apprécier les humains – ou les anciens animaux, je n’éprouve aucun désir pour le corps humain). Après avoir trouvé un jeu de cartes, je me suis pris de passion pour tous les jeux que l’on pouvait faire avec, et même pour les châteaux de cartes. Et finalement, j’ai mis au point mon premier tour d’illusion. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à croire que ce monde-ci était aussi fou que le Pays des Merveilles, en voyant les réactions des gens. Ne pouvant plus disparaître moi-même, j’ai inventé des trucs pour mettre en scène une disparition d’objets de plus en plus grands et de plus en plus imposants.

Je dois être sincère, je n’aime pas ce monde. Je m’y mêle, je me moque du chaos qui s’y joue régulièrement et auquel je participe. J’y ai rencontré des êtres auxquels je me suis attaché, ou au contraire. Je n’aime ce que j’y suis. Mais j’y suis, j’y existe. Pourtant un jour, j’espère pouvoir devenir le clou de mon propre spectacle, disparaître à nouveau, complètement. Et retourner – j’ose à peine le formuler, là d’où je viens.